2012/01/19

La mort est l'illusion maximale

Remarques sur les observations faites par Salvatore Puleda* des conversations avec Silo[1]  concernant le phénomène de la mort, lors d'un séminaire au cours duquel il a participé à Mendoza, 1983.

Voici ce que me lança Negro par rapport au phénomène de la mort pendant les séminaires que j’eus à Mendoza. La causerie ne fut pas totalement différente. Nous avons commencé par un bout, puis un autre et ainsi de suite, mais je l’ai reconstruite plus ou moins ainsi :
Il dit qu’il y a un Double et que cela est considéré comme certain. Ce double registre tout ce qui se passe durant la vie comme si c’était une espèce de… lui le nomme “une copie carboneˮ ou photocopie du corps et tout ce qui lui arrive à chacun est inscrit là. Non seulement ceci, mais aussi que les caractéristiques avec lesquelles chacun naît sont là, gravées dans le Double. Parce que là surgit un problème assez sérieux, qui serait… en quels termes pourrions-nous parler de justice humaine si effectivement on ne connaît pas les conditions qui ont été données à une personne ?
Par exemple : une personne naît boiteuse ou aveugle, ou avec un développement intellectuel très faible ou très haut, quelqu’un naît dans une situation environnementale d’une certaine manière, un autre dans une situation totalement défavorable, un autre au milieu d’un champ. La chose est différente, n’est-ce pas ? La capacité de développement de chacun est différente et donc de quelle manière pouvons-nous juger une personne, où est la justice ? Ce sont des interrogations que vous vous êtes faites mille fois.
Il disait que ces caractéristiques dans lesquelles on vient au monde et l’enceinte dans laquelle chacun arrive, tout ceci est gravé dans le Double.
Il disait que chacun arrive avec une caractéristique déterminée que lui appelle “la Direction Mentaleˮ, qui pourrait être ce que les Grecs appelaient le “Daimôn qui est la force qui pousse une personne dans une direction ou une autre, qui va la mener de préférence dans une direction ou une autre. De plus, cette personne va se développer dans une enceinte déterminée, dans laquelle elle est, dans laquelle on nait et tout ceci donne la Direction Mentale qu’on lui donne (et nous pouvons parler ainsi) à la naissance. Toutes les choses qui vont lui arriver dans la vie, s’il a été dans une enceinte favorable ou un peu favorable etc., tout ceci est inscrit dans le Double.
Alors, s’il y a un jugement post-mortem, c’est un jugement très différent du jugement humain. Alors, tout ce qui lui a été donné au commencement, plus ce qu’il lui a été donné dans les interrelations avec l’enceinte plus ou moins favorable, ainsi que toutes les choses qui lui sont arrivées au cours de la vie vont s’inscrire là, comme une photocopie parfaite de ce qui est arrivé dans la vie, ça s’accumule là.
Alors je vous décris le panorama comme lui, me l’a présenté.
La Mort. Qu’est-ce que la Mort ?
Il me donna une définition que je me rappelle très précisément.
Il disait : “La Mort est l’illusion maximaleˮ.
Pourquoi est-ce ainsi ? La raison était celle-ci. Il disait : pendant la vie, on a des impulsions non seulement de la mémoire mais aussi de l’enceinte externe et alors on se situe aussi par rapport à l’enceinte externe, on répond aux choses qui sont dehors et on bouge vers elles.
Mais lorsqu’on meurt, ton corps n’a déjà plus la possibilité de répondre aux stimuli, de les sentir, de les capter, alors l’unique chose qui reste, c’est la mémoire, dans le Double. Dit dans notre langage, tu as la représentation mais pas de perception. Si tu n’as pas de perception, ce que tu as sont seulement tes souvenirs qui se sont organisés d’une certaine manière.
Alors, après la mort, mis à part que le sujet ne comprend pas, un sujet sans travail interne ne comprend pas qu’il est mort, donc la relation avec le milieu est coupée et lui surgissent tous ses contenus, ses climats et, ces contenus et climats organisent un paysage, comme le paysage du rêve ou le paysage du transfert et il se meut dans ces paysages, croyant qu’ils sont réels. Donc l’approximation que je peux avoir de ce phénomène est le transfert ou le rêve. Dans le rêve, je suis dans un paysage que j’ai moi-même construit, mais je ne sais pas que c’est moi qui l’ai construit.
Si le sujet ne se rend pas compte, n’a pas d’autre référence, il est comme dans un rêve. Il est dans son paysage mais il ne se rend pas compte qu’il le construit lui-même et automatiquement les paysages qu’il construit vont avoir un argument, un développement jusqu’à parvenir à un point où se donne la contradiction.
Je me demande : À ce point, le sujet est-il vivant ou mort ? Qui est celui qui perçoit ? C’est un bazar. Qui est celui qui me voit ?
Ainsi nous émettons une hypothèse, qui est que le Double existe, parce que si nous pensons que seul le corps existe, alors nous avons un autre bazar.
Le Double travaille avec sa mémoire.
La connexion entre la mémoire, le Double et le corps, ceci je ne sais pas comment ça fonctionne.
Continuons de supposer que le Double existe, la question suivante est : Comment le Double agit-il sur le corps ?
Ceci je ne l’ai pas clair. Je ne sais pas non plus à quel moment commence le phénomène, je transmets ce qu’il m’a dit.
Nous en étions là, le sujet était dans son paysage que lui-même construit sans le savoir et qui l’amène automatiquement à sa contradiction.
Après ça, quelques-uns de ces Doubles, ceux qui sont là-bas et que ne peuvent pas aller plus loin dans leur processus, se dissolvent, perdent de l’unité, le paysage qu’ils ont construit par la contradiction se dissout.
Et d’autres non, d’autres parviennent à un paysage comme c’est dans la majorité des religions, ils arrivent à un paysage et là-bas on pèse, on décide, les bonnes actions et les mauvaises actions.
Il disait que c’est ainsi, mais que ce n’est pas le lot commun que le Double arrive au jugement.
Je lui demande alors : S’il y a un jugement, il y a des juges. Qui juge ? Ces juges ont-ils une identité ? Ont-ils une réalité externe au rêve du sujet ? Ou sont-ils une projection du sujet lui-même lorsqu’il est arrivé à un certain état ? Ça se comprend ?
Parce que dans la majorité des religions, il y a les juges des morts.
Lui disait que ce n’était pas très important, que ce n’est pas le point central.
Puis il dit : Et, après le jugement, on les envoie dans différents endroits qui correspondent plus ou moins à ce qui se dit dans les religions, à un point où on les dissout une autre fois. (C’est-à-dire qu’après le jugement, il peut se dissoudre, c’est-à-dire qu’il y a comme plusieurs check-up).
Et après il disait – et c’est peut-être le plus intéressant dans ce qu’il m’a dit : ceux qui ont passé le jugement favorable (pour ainsi dire) se trouvent face à l’anneau de l’expérience guidée “Le voyageˮ(2). C’est ce qu’il m’a dit explicitement. Et là, on passe véritablement à une chose complètement différente. Ce double qui a maintenu son unité, qui a pu passer à travers son rêve, qui a été jugé de façon favorable alors, là-bas, lui apparait un anneau. Il disait que c’était plus ou moins le paysage post-mortem et l’expérience du “voyageˮ exprimait exactement ce tunnel lumineux où vont les Doubles qui arrivent.
Quels sont les Doubles qui arrivent ? Ceci est très intéressant. Ceci dépend de ce que tu as fait avec cette Direction Mentale qui t’a été donnée au commencement. Qu’as-tu obtenu, qu’as-tu fait ? Étant donné les conditions que tu as eues.
Une autre chose qu’il m’a dite était en rapport avec la réincarnation. Il disait que seuls les Bodhisattvas se réincarnaient. C’est-à-dire cette personne très spéciale qui est arrivée à un certain niveau de compréhension et qui choisit par amour de l’humanité ou une autre raison de revenir. Il disait que c’était l’unique forme de réincarnation. Tout ne se réincarne pas.
Un autre point très, très important, bien que ce ne soit pas du paysage post mortem était comment l’Orient et l’Occident ont affronté le thème de la mort.
Il disait que les Occidentaux avaient pris la forme égyptienne de conserver les corps ou cette forme que prirent plus tard le judaïsme et le christianisme où resurgissait la chair. Alors il y a le problème du corps, et la momification sera une idée fondamentale de l’Occident qui l’amène à une certaine matérialisation matérialité de la civilisation.
En Orient, l’idée est complètement différente, c’est une vallée de larmes où cette roue monstrueuse, terrible, te fait toujours te réincarner et te réincarner et te réincarner et tu dois passer 10000 vies, d’abord un asticot, puis un papillon etc. jusqu’à parvenir à être Brahman. L’idée fondamentale est que ceci disparaisse de là et ça produit deux tréfonds mentaux très différents, qui donnent direction à un type de civilisation.
Là-bas, il est souhaitable de s’en aller et, ici, de conserver le corps. Autre chose qui me reste de ce qu’il me dit : le concept de purgatoire n’était pas une idée si stupide. Lorsque l’on donne un jugement, on donne aussi un temps pour qu’il puisse recomposer ses contradictions et alors, certains sont jugés et… Et aux autres on leur laisse un temps qui correspondrait avec le mythe du purgatoire, où il peut y avoir une interaction avec les vivants. Interaction mentale. Les vivants peuvent l’aider à faire ce qu’il doit faire (c’est comme ça qu’on explique les prières pour les morts et ces choses). C’est ainsi qu’il décrivait le paysage.
De tout ça se détache une idée très utile qui est que peu importe à quel moment de la vie on meurt, ni dans quelles conditions on naît. C’est la chose la plus exceptionnelle et la plus importante. Il y a une véritable justice, qui n’est pas la justice humaine ! Il n’y a pas de désavantage, c’est une justice que nous ne comprenons pas très bien.
L’autre idée que l’on peut ressortir de cette conversation qui est très utile, qui aide dans tout ce thème des transferts et de l’action valable.
Ceci me pousse à sortir de mes contradictions, car ce sont les mêmes que je rencontrerai, à la différence qu’ici je peux opérer et, là-bas non.
Par rapport à la Direction Mentale, il disait que tous ne partent pas ou ne viennent pas avec la même. (Cette Direction Mentale c’est … la Dot).
Ce n’est pas un prédéterminisme, c’est un regard. Avec tout ce qui t’a été donné, qu’as-tu fait ? On te mesure selon ce que l’on t’a donné et ceci est la justice.
Il disait littéralement : Tout ceci, tant la direction mentale qui t’a été donnée que les conditions, les choses qui te sont arrivées pendant ta vie sont inscrites dans le Double, malgré ça on ne peut comparer et, c’est pour ça qu’il n’existe pas de justice humaine. Alors la difficulté est énorme, l’énorme humilité que nous devrions avoir pour juger la vie des autres. C’est très difficile de juger.
Par conséquence, la justice est relative, le jugement qu’ils te feront sera relatif. C’est un jugement personnalisé, pas selon le code.
Ce thème de la justice m’a enlevé plusieurs problématiques, je ne sais pour vous… mais pour moi, ça m’a beaucoup allégé, c’est pour ça que je vous le raconte.
Le reste, la mort comme illusion et comme création d’images d’un rêve, où se construisent des paysages en accord avec le climat que tu avais dans la vie, pour moi, sans m’effrayer, ça m’a généré l’envie de travailler parce que de toutes façons, que je le veuille ou non, ce que j’ai va apparaitre. Cela me donne de l’entrain pour travailler. Je peux me cacher comme l’autruche mais de toutes manières ce que tu as va t’apparaitre, ainsi mieux vaut le travailler. C’est meilleur que tu parviennes à une unité parce que, même si tu fais l’autruche, ça va t’apparaitre de toute façon.
C’est ce que je crois utile… le reste sont des anecdotes que je ne comprends pas. C’est tout.

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[1] Mario Luis Rodríguez Cobos (www.silo.net)
[2] « …J'avance parmi des murs transparents qui produisent des changements de couleur musicaux quand on les traverse.
J'avance encore jusqu'à parvenir à une surface plane au centre de laquelle je vois un grand objet mobile, impossible à cerner du regard, car quelle que soit la direction suivie à sa surface, celle-ci finit par s'enrouler à l'intérieur du corps. Ça me donne des vertiges; je détourne le regard.
Je rencontre une silhouette apparemment humaine. Je ne peux voir son visage. Elle me tend une main dans laquelle je vois une sphère rayonnante. Je commence à m'approcher et, en un acte de complète acceptation, je prends la sphère et la pose sur mon front. (*)…”.
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Salvatore  Puledda

La recherche fut le fil conducteur de la vie de Salvatore Puledda. Scientifique, penseur et écrivain, il investigua dans les domaines de la science, de la philosophie, de la mythologie, de l'histoire et de la politique en quête de ce qu'était l'être humain, ses origines et son destin, son processus et ses aspirations, ses conquêtes et ses possibilités évolutives.

Chercheur à l'Institut Supérieur de la Santé à Rome, il travailla sur la pollution atmosphérique jusqu'à son décès en 2001.

Au cours des 10 dernières années de sa vie, il a donné de nombreuses conférences sur les courants actuels de l'Humanisme. Mikhaïl Gorbatchev, dans le prologue qu'il écrit à l'édition de 1994 des œuvres complètes de Salvatore Puledda - regroupées sous le titre "Un humaniste contemporain" - définit l'ouvrage ainsi : « Il s'agit de la recherche d'un chemin de développement qui réponde aux nécessités essentielles de l'être humain. Il s'agit également d'une contribution au dépassement spirituel de la crise de civilisation actuelle. »

Bibliographie :
aux Éditions Références
Interprétations de l'humanisme
Le Rapport Tokarev

2012/01/15




Le jour dulion ailé

À Danny
Les équipements et logiciels de réalité virtuelle se vendaient bien. Les étudiants en histoire et en sciences naturelles furent les acheteurs qui en profitèrent le plus. Mais la demande du grand public augmentait car celui-ci préférait sa dose de divertissement à de grandes excursions aux pyramides égyptiennes ou dans la flore et la faune amazoniennes. Il était possible de faire des voyages en solitaire, en groupe ou guidés ; cependant, beaucoup préféraient disposer d'un sélecteur d'options qui apparaissait en bougeant simplement un doigt. On disposait d’un riche catalogue. On était passé des adaptations d'anciens films, dans lesquels les protagonistes étaient les utilisateurs eux-mêmes, à la transposition de jeux vidéo qui rendaient possible le combat dans l'espace ou des aventures avec les vedettes de l'époque. C'était comme participer dans une bande dessinée ou dans un dessin animé, foisonnant de stimuli si réels que les infarctus furent nombreux quand certains fanatiques de la terreur utilisèrent des programmes déconseillés par le Comité de Défense du Système Nerveux Fragilisé. Les ordinateurs admettaient les programmes les plus absurdes et dans cette atmosphère apparurent des pirates qui introduisirent des virus virtuels provoquant des dédoublements de personnalité et des accidents psychosomatiques. Il était si simple de se mettre un casque et des gants, de mettre en marche l'ordinateur et de choisir un programme que les enfants le faisaient quotidiennement pendant les heures consacrées aux voyages.
Une section du Comité de Défense du Système Nerveux Fragilisé
Dans le service, tout le monde utilisait des noms de guerre. C'était une pratique aseptique. Alpa organisait le planning et supervisait le Projet, coordonnant les activités entre les membres d'une équipe qui s'était formée au fil des années. Elle avait été recrutée dans les Alpes, à cause de sa curieuse façon d'entraîner des skieurs de haut niveau. Alors que d'autres professeurs insistaient sur l'effort physique soutenu, elle réunissait ses élèves dans une salle dans laquelle elle projetait encore et encore les images du slalom géant ou du grand tremplin. Après avoir présenté le décor et le parcours de chaque porte, elle plongeait la salle dans l'obscurité et demandait que les participants imaginent à plusieurs reprises chaque mouvement et chaque déplacement dans la neige. Parfois, elle accompagnait cette pratique d'une douce musique qui par la suite, durant les heures de sommeil, inondait le refuge. Et il était arrivé que certains qui n'étaient jamais sortis sur les pistes avant la compétition se soient déplacés ce jour-là comme s'ils avaient vécu à cet endroit.
Ténétor III entendit parler d'Alpa lors d'un commentaire effectué dans une vidéo spécialisée sur les sports d'hiver. Intrigué par son cas, il se rendit à Sils Maria et, là-bas, il prit contact avec elle.
Séguidor était le dernier membre incorporé, chargé du personnel de technologie avancée. Avec Huron et Faro, ils formaient un groupe qui ne pouvait se rassembler que grâce à l'attention de l'ineffable Jalina, particulièrement douée pour la création de relations humaines douces. Sans aucun doute Ténétor III, en qualité de spécialiste en communication, était le nerf d'une activité dans laquelle Alpa définissait chaque cas en mettant en avant l'accomplissement d'objectifs et de chronogrammes. L'équipe s'était formée en tant que section du Comité de Défense du Système Nerveux Fragilisé et, comme Ténétor était précisément le directeur de cette institution, le groupe put agir sans difficultés.
Le Projet
À la fin du XXe siècle, certains scientifiques, dirigés par un obscur fonctionnaire de l'UNESCO, étaient arrivés à la conclusion que dans quelques décennies, 85 % de la population mondiale présenterait un analphabétisme fonctionnel. Ils calculèrent que l'analphabétisme primaire serait éradiqué dans peu de temps, tandis que de grandes masses humaines écarteraient progressivement les livres, les revues et les journaux en faveur de la télévision, des vidéos, des ordinateurs et des projections holographiques. En soi, cela ne présentait pas un grand inconvénient, étant donné que l'information continuerait de circuler en plus grande quantité et à une vitesse croissante jamais connue à aucune autre époque. Mais l'augmentation de données déstructurées aurait non seulement un impact sur les individus isolés, mais finirait en plus par influencer tous les schémas du système social. Du point de vue de la spécialisation, les perspectives étaient intéressantes, étant donné que l'on utilisait un travail analytique et séquentiel suivant le schéma des ordinateurs. Cependant, l'inaptitude à établir des relations globales cohérentes se ferait sentir.
À cette époque-là, la méfiance vis-à-vis de la synthèse de la pensée avait tellement augmentée que n'importe quelle conversation sur des généralités, maintenue au-delà de trois minutes, était qualifiée péjorativement "d'idéologique". En réalité, toute tentative pour appréhender des globalités aboutissait difficilement. Seule l'attention sur des thèmes spécifiques pouvait être maintenue et cette habitude se renforçait aussi bien dans les instituts d'enseignement que dans le travail quotidien. Les historiens étudiaient les alliages métalliques des anneaux étrusques pour expliquer le fonctionnement de cette société, et les anthropologues, psychologues et philosophes pratiquaient l'analyse grammaticale pour les ordinateurs. L'externalité et le formalisme ponctuel du penser et du sentir étaient tels que les citoyens s'attachaient à un détail de leur habillement pour se sentir différents et originaux. Tandis que la médecine et les divertissements se développaient, tout le reste était devenu secondaire ; aussi secondaire que le destin de ces peuples et de ces communautés qui dégénéraient, parce qu'ils ne s'adaptaient pas au nouvel ordre mondial ; aussi secondaire que les vies des nouvelles générations qui se saignaient à mort dans une compétition vile pour briller de façon provisoire. Par ailleurs, cela faisait des décennies que l'on avait stérilisé la capacité de formuler des théories scientifiques générales et tout s'était réduit à l'application de technologies qui, dans un désordre complet, partait dans toutes les directions.
Le fonctionnaire de l'UNESCO présenta alors un rapport et demanda de l'aide pour étudier cette pathologie sociale et ses tendances à moyen terme. On lui débloqua immédiatement un important budget pour la recherche, peut-être parce que les décideurs crurent comprendre que cet effort pourrait servir au perfectionnement de techniques d'efficacité. Grâce à ce malentendu, on put travailler durant des années. Finalement, le Comité fut constitué comme organisme para culturel, habilité à diffuser et à donner des recommandations aux pays qui, à travers les Nations Unies, soutenaient l'UNESCO.
Des décennies plus tard, l'UNESCO ayant disparu, le Comité continua de fonctionner sans trop savoir par qui il était soutenu. Quoi qu'il en soit, il était reconnu comme une institution de bien public, mondialement soutenue par des particuliers de bonne volonté. Le Comité produisit des rapports annuels dont personne ne tint compte sérieusement. Mais au-delà de ces activités, il dirigea ses recherches vers le développement d'un modèle de comportement humain libéré des difficultés que l'on voyait augmenter chaque jour. À ce moment-là, le Comité était conscient qu'un type d'éducation et d'information déstructurées était déjà en train de bloquer certaines zones cérébrales, provoquant les premiers symptômes d'une épidémie psychique qui serait incontrôlable. Le "Projet", comme l'appelèrent ses géniteurs, devait considérer la possibilité de produire un "antidote" capable de débloquer l'activité mentale. Mais à cette époque-là, on ne savait pas encore s'il fallait développer des procédés d'entraînements physiologiques, s'il s'agissait de synthétiser des substances chimiques bénéfiques ou s'il fallait s'investir dans la conception d'appareils électroniques qui permettraient d'atteindre l'objectif. Cependant, il ne faisait aucun doute que des millions d'êtres se fermaient peu à peu aux activités collectives. Ces êtres, chaque fois plus spécialisés et chaque fois moins capables de raisonner sur leur propre vie, finiraient par disloquer toute la société qui, n'ayant plus aucun objectif, se débattrait dans le suicide, la névrose et le pessimisme croissants.
Cet obscur fonctionnaire, avant de mourir, prit le nom de Ténétor I, laissant le Projet entre les mains de ses plus proches collaborateurs.
L'argile du cosmos
Quand la superficie de ce monde commença à se refroidir, un précurseur arriva et choisit le modèle de processus qui devrait s'autogérer. Rien ne lui parut plus intéressant que de projeter une matrice de "n" possibilités évolutives divergentes. Alors, il créa les conditions de la vie. Avec le temps, les contours jaunâtres de l'atmosphère primitive virèrent au bleu et les boucliers protecteurs commencèrent à fonctionner à des niveaux acceptables.
Plus tard, le visiteur observa les comportements des diverses espèces. Certaines avancèrent vers les terres fermes et commencèrent à s'accommoder timidement à celles-ci, d'autres retournèrent à la mer. De nombreux avortons de milieux différents succombèrent ou poursuivirent leurs transformations déjà amorcées. Le hasard fut respecté jusqu'à ce que finalement se dresse une créature de dimensions animales moyennes, parfaitement capable d'apprendre, apte à transférer l'information et à emmagasiner la mémoire hors de son circuit immédiat.
Ce nouveau monstre avait suivi un des schémas évolutifs, adapté à la planète bleue : une paire de bras, une paire d'yeux, un cerveau divisé en deux hémisphères. En lui, tout était symétrique de façon élémentaire, aussi bien les pensées que les sentiments et les actions qui avaient été codifiés sur la base de son système chimique et nerveux. L'amplification de son horizon temporel et la formation des couches de registres de son espace interne prendraient encore quelque temps. Dans la situation où il se trouvait, il pouvait rarement différer les réponses ou reconnaître les différences entre la perception, le rêve et l'hallucination. Son attention était irrégulière et, bien entendu, il ne pouvait réfléchir à ses propres actes, faute d'être en mesure de capter la nature profonde des objets avec lesquels il était en relation. Sa propre action était vue en référence à des objets éloignés d'un point de vue tactile et tant qu'il continuerait de se considérer comme un simple reflet du monde externe, il ne pourrait laisser le passage à son intention profonde, capable de transformer son propre esprit. C'est en attrapant et en fuyant qu'il avait modelé ses premiers sentiments ; ceux-ci s'exprimaient par attirance et rejet, modifiant très lentement cette bipolarité maladroite et symétrique, ébauchée déjà chez les proto espèces. Sa conduite était alors trop prévisible, mais viendrait le moment où, en s'auto-transformant, il produirait un saut vers l'indétermination et le hasard.
Ainsi, le visiteur espérait une nouvelle naissance de cette espèce en qui il avait reconnu la peur de la mort et le vertige de la furie destructrice. Il avait été témoin du vécu de ces êtres qui vibraient sous l'hallucination de l'amour, qui s'angoissaient face à la solitude du vide de l'univers, qui imaginaient leur futur, luttaient pour déchiffrer les traces du commencement qui les avait vu naître. À un moment donné, cette espèce, faite de l'argile du cosmos, se mettrait en marche pour découvrir ses origines et le ferait en passant par des chemins imprévisibles.
L'espace virtuel pur
Ce jour-là, Ténétor III allait essayer le nouveau matériel fourni par Séguidor. Il se dirigea vers l'enceinte anéchoïde. Il vit, en entrant, le fauteuil d'essai, brillant au milieu de la pièce vide. Son vêtement ajusté, casque, gants et bottes courtes, il se sentait comme un ancien motocycliste vêtu d'aluminium. À un moment, il se coucha résolument mais il opta ensuite pour une autre posture dans laquelle l'engin se moula comme un siège moelleux, légèrement incliné vers l'arrière.
Maintenant, il allait voir en face la nature d'un nouveau phénomène, sans les projections des programmes artificiels. Dans tous les cas, son corps donnerait les impulsions et les signaux qui rempliraient un milieu sans interférence. Et, si tout fonctionnait bien, il verrait son espace mental traduit grâce à la technologie de la réalité virtuelle. C'était le point à partir duquel le Projet trouverait sa voie de réalisation.
Il baissa le viseur et se retrouva dans l'obscurité. En appuyant sur une touche du casque, il connecta le système et, graduellement, des contours lumineux apparurent et encadrèrent la face interne du viseur. L'écran était placé à vingt centimètres de ses yeux. Tout à coup, son corps apparut suspendu à l'intérieur d'une enceinte sphérique réfléchissante. Son regard se déplaça dans différentes directions et il put le visualiser avec précision. L'effet produit ne lui parut pas de grand mérite, puisque ses nerfs oculaires transmettaient des signaux à l'interface reliée au processeur central. En déplaçant les yeux vers la droite, les images défilaient en sens inverse jusqu'à occuper le centre de vision ; en les déplaçant vers le haut, la projection descendait et il en était ainsi pour toutes les combinaisons possibles. Regardant la pointe de sa botte droite, d'un petit effort il ajusta sa vision pour percevoir les détails ; alors le zoom approcha l'objet, de plus en plus jusqu'à ce qu'il occupe tout l'écran. Ensuite, en accommodant différemment le cristallin, il revint en arrière jusqu'à se voir comme un minuscule point brillant au centre de l'espace réfléchissant. Le programme optique avait l'augmentation et la définition des meilleurs microscopes électroniques. Jusqu'à maintenant, on n'avait pas besoin de la pénétration des télescopes les plus précis, étant donné que l'on ne pouvait rien voir du monde astronomique à l'intérieur de l'enceinte de projection constituée par le casque. Aujourd'hui, tout pourrait être amélioré si les détecteurs que Séguidor avait répartis sur toute la surface intérieure du vêtement sensible fonctionnaient bien. L'information devait apparaître sur l'écran à mesure que les impulsions nerveuses activeraient les différents points du corps. Il appuya sur la seconde touche située sur le casque et, immédiatement, une colonne alphanumérique commença à se déplacer dans la partie gauche du viseur, en même temps que dans l'angle droit apparaissait un minuscule rectangle sur lequel se détachait sa main appuyée sur le casque. Il baissa le bras lentement et la colonne transmit des informations, alors que dans le rectangle, le schéma de son bras se déplaçait en descendant. Il déglutit et, à nouveau, les données se succédèrent en colonnes. Dans le rectangle apparut l'intérieur de sa bouche, puis l'œsophage remuant doucement. Dans un nouvel essai, il se souvint de Jalina et le rectangle fit apparaître son coeur battant à une vitesse supérieure à la normale ; ensuite, les poumons se dilatèrent légèrement et le sexe apparut, virant à une couleur légèrement rougeâtre. La colonne, à son tour, fournit des informations sur les divers phénomènes intracorporels : pression, température, acidité, alcalinité, composition d'électrolytes dans le sang et parcours des impulsions.
Il se disposa à regarder droit devant lui et il apparut lui-même de nouveau à l'écran, suspendu dans l'enceinte sphérique. Bien sûr, il se voyait à partir d'un point d'observation externe, un peu déformé, comme lorsqu'on se regarde dans un miroir concave. Alors, il commença à respirer lentement et profondément. Rapidement, les détecteurs entrèrent en régime. Un instant après, il ralentit le rythme respiratoire, le rendant similaire à celui du sommeil profond et ainsi, petit à petit, il observa comment l'image s'approcha peu à peu jusqu'à apparaître hors de l'écran, se rapprochant chaque fois plus de ses yeux, jusqu'à ce qu'en les touchant, elle disparaisse dans une fusion transparente. Mais tout resta dans l'obscurité, comme si le système s'était déconnecté. Il étira un bras, et le fond noir sembla se déchirer, laissant apparaître une lumière lointaine. Il s'approcha de la lumière de façon imaginaire, alors que, sur les bords du viseur, la colonne et le rectangle signalaient les modifications physiques qui correspondaient à son processus mental. De cette façon, il essaya de sentir qu'il avançait dans les replis matériels de la réalité virtuelle.
Dans la galerie sombre, la surprise commença à se dissiper, parce qu'il reconnut les dimensions nettes des grottes creusées dans les montagnes, les odeurs humides qui réveillaient des émotions agréables, les résistances de la pierre, les rugosités et les distances objectales. Il vit dans les indicateurs un cheminement lent et la succession de différentes zones de son corps à mesure que celles-ci s'activaient. Face à lui, une silhouette encapuchonnée apparut, mais il s'aperçut rapidement dans le rectangle que cette image était la traduction de petits mouvements des muscles de la langue dans la cavité de sa bouche. En fermant à moitié les yeux, il vit des lumières alentour, mais il comprit qu'il s'agissait de l'amplification de simples décharges nerveuses stimulant les muscles palpébraux. Le vêtement sensible détectait bien les mouvements corporels infinitésimaux qui correspondaient aux images mentales. La situation, de toute manière, était hallucinante. La personne encapuchonnée lui offrit un récipient et, le prenant entre ses mains, il en vida le contenu qu'il sentit passer par sa gorge avec la même sensation de réalité que celle de l'eau fraîche dans la sécheresse du désert.
Alors, il fut en condition de traverser la caverne et de sortir vers l'espace extérieur...
Le Comité s'organise
Après la mort de Ténétor I, une importante crise survint dans le Comité. Tous les membres étaient d'accord sur le fait que le comportement humain se détériorait progressivement sous de nombreux aspects. Ils reconnaissaient aussi que l'explosion technologique apportait chaque jour de nouvelles possibilités.
Deux positions s'opposaient dans l'interprétation des faits. D'une part, les "scientifistes" expliquaient que la réitération de conduites sociales modifiait les zones de travail cérébral des ensembles humains. Cela générait un certain type de sensibilité et de perception des phénomènes. Par conséquent, autant les directeurs des sociétés que leurs formateurs d'opinion orientaient le processus social selon les codes dans lesquels ils avaient été formés. De cette façon, les pédagogues perfectionnaient l'éducation et l'enseignement dans un cercle vicieux, qui réalimentait leurs croyances particulières. Les "scientifistes" soutenaient qu'un changement de direction était impossible à l'intérieur d'un processus mécanique qu'ils appelaient le "Système" et maintenaient une ancienne thèse einsteinienne qui disait : « À l'intérieur d'un système, aucun phénomène ne peut mettre en évidence son mouvement ». Ils donnaient toujours l'exemple de ce vieux professeur selon lequel, si un voyageur se déplaçant dans une partie d'un train lancé à 120 km/h sautait sur place, il ne tombait pas pour autant dans un autre wagon du train. Dans un système inertiel, qu'il s'agisse du train préhistorique ou d'un véhicule spatial, le saut à l'intérieur de ce système n'était pas important. Dans tous les cas, il fallait s'emparer de la direction du train, ou du vaisseau, pour changer la direction de celui-ci.
Les "historicistes" répondaient à cela en disant que ceux qui prendraient la direction de l'appareil, le déviraient en fonction de modèles dans lesquels eux-mêmes avaient été formés, et ils demandaient : « Quelle est la différence entre les conducteurs précédents et les nouveaux, si tous agissent à partir des paysages dans lesquels ils se sont formés, à partir de leurs zones cérébrales les plus actives ? La différence viendrait seulement des intérêts particuliers des gens occupés à conduire le véhicule ». En accord avec cela, les "historicistes" pariaient sur des processus plus amples, s'inspirant de différents moments historiques dans lesquels, pour des raisons de survie, les êtres vivants avaient modifié leurs habitudes et s'étaient transformés. Mais ils reconnaissaient aussi que beaucoup d'espèces avaient disparu en raison de leurs difficultés à s'adapter.
C'était une discussion sans fin. C’est dans ce contexte que Ténétor II prit la charge du Comité, élu pour son équidistance entre les deux positions en confrontation.
Ténétor II orienta le Projet vers la recherche des meilleures productions humaines, sur lesquelles tant les "scientifistes" que les "historicistes" étaient d'accord. Dans cette tâche, il obtint une immense compilation de toutes ces connaissances scientifiques et artistiques qui avaient apporté une amélioration dans le processus humain, en lui donnant la capacité de dépasser la douleur et la souffrance. Dirigeant le Comité, il donna une forte impulsion à la sélection du personnel qui devait former les nouvelles promotions aux idées du Projet. Ce fut une tâche ardue qu'il prit en charge personnellement, détectant des personnes capables de sortir des croyances et des moules établis dans le Système, et qui dirigeaient leur vie sur la base de valeurs et de conduites atypiques, selon le point de vue admis par l'efficience en vogue. Quand ce singulier contingent fut prêt, il appela l'organisation "Comité de Défense du Système Nerveux Fragilisé", développant ses activités en tant qu'institution dédiée à sauver et à protéger des individus intellectuellement incapables de s'adapter au Système. D'autre part, il divisa le Comité en sections spécialisées et, à partir de l'une d'elles, il produisit un matériel éducatif pour les inadaptés de toutes les latitudes. En même temps, il développa des protecteurs de programmes et des antivirus pour les sociétés de programmation qui luttaient contre les pirates informatiques.
Ténétor II s'installa en Mésopotamie pour développer une étude sur le terrain et, de là, resta en contact permanent avec le siège du Comité. Mais un beau jour, alors qu'il se déplaçait entre les fleuves Tigre et Euphrate, ses signaux disparurent. Quelques heures plus tard, une équipe de sauveteurs composée de Faro et Huron arriva sur les lieux ; mais ils trouvèrent seulement son véhicule, ses appareils de mesure et un cristal informatif. À partir de ce moment-là, on n'eut plus de nouvelles de l'explorateur.
Les caractères vivants
Ténétor III s'arrêta dans la caverne. Il était en condition pour sortir vers l'espace extérieur. « Quel espace extérieur ? », se demanda-t-il. Il lui aurait suffi d'ôter son casque pour se retrouver assis dans l'enceinte anéchoïde. Dans ce moment de doute, il se souvint de la disparition de Ténétor II et des informations incohérentes que fournit le cristal quand il fut activé : un hologramme dans lequel l'explorateur apparaissait, chantant une longue complainte. C'était tout. Mais il se souvint aussi de la voix de son maître. Il sentit les poèmes que celui-ci, longtemps auparavant, avait fait onduler comme une brise marine ; il entendit la musique des cordes et le son des synthétiseurs ; il vit des toiles phosphorescentes et les peintures qui grandissaient sur les murs de manganèse flexible ; il effleura de nouveau de sa peau les sculptures sensibles... De lui, il avait reçu la dimension de cet art qui touchait les espaces profonds, profonds comme les yeux noirs de Jalina, profonds comme ce tunnel mystérieux. Il inspira profondément et avança vers la sortie de la grotte.
C'était un bel après-midi, les couleurs resplendissaient. Le soleil rougissait les lignes montagneuses, tandis que les deux fleuves lointains serpentaient d'or et d'argent. Alors, Ténétor III assista à la scène que l'holographie avait partiellement montrée.
Son prédécesseur était là, chantant vers la Mésopotamie :
« Ô père, ramène du lointain les lettres sacrées.
Approche cette source où j'ai toujours pu voir les branches ouvertes du futur ! »
Et, alors que le chant se démultipliait en échos lointains, dans le ciel apparut un point qui se rapprochait rapidement. Ténétor ajusta le zoom à la bonne distance et vit alors clairement des ailes et une tête d'aigle, un corps et une queue de lion, le vol d'un vaisseau majestueux, un métal vif, un mythe et une poésie en mouvement qui reflétait les rayons du soleil couchant. Le chant continuait tandis que se profilait la figure ailée qui étendait ses fortes pattes de lion. Alors, le silence se fit et le griffon céleste ouvrit son énorme bec d'ivoire pour répondre d'un cri perçant qui, roulant dans les vallées, réveilla les forces du serpent souterrain. Certaines pierres élevées tombèrent en morceaux, soulevant dans leur chute des nuages de sable et de poussière. Mais tout se calma quand l'animal descendit doucement. Rapidement, un cavalier sauta devant l'homme qui remercia la présence attendue de son père.
Et le cavalier tira d'une sacoche accrochée au griffon un très grand livre, vieux comme le monde. Ensuite, assis sur le sol rocailleux multicolore, père et fils restèrent à respirer la fin du jour ; ils se contemplèrent pendant longtemps et, installés de la sorte, ouvrirent le vieux volume. À chaque page, ils se penchaient sur le cosmos ; dans une seule lettre, ils virent les galaxies en spirales, les amas globulaires ouverts. Les caractères dansaient sur les anciens parchemins et l’on pouvait lire en eux le mouvement du cosmos. Au bout d'un moment, les deux hommes (si tant est que c'était des hommes) se mirent debout. Le plus vieux, dans ses longs habits défaits volant au gré du vent, sourit comme jamais personne ne put sourire dans ce monde. Dans le coeur de Ténétor III résonnèrent ses paroles : « Une nouvelle espèce s'ouvrira à l'univers. Notre visite est terminée ! ». Et rien de plus.
Rien de plus.
Devant les yeux de Ténétor apparaissaient les fleuves qui serpentaient d'or et d'argent, se transformant par moments en branches artérielles et veineuses qui irriguaient son corps. Dans le rectangle du viseur apparaissaient ses poumons qui montraient le halètement respiratoire et cela lui permit de comprendre d'où avaient surgi les ailes battantes du griffon. Et dans une zone de sa mémoire, il sut trouver les images mythiques qu'il avait vu prendre forme avec tant de réalité.
Il décida de retourner vers la grotte alors qu'il observait la chaîne alphanumérique qui se déplaçait sur le bord de l'écran. Immédiatement, le rectangle montra le mouvement que ses images induisaient de façon infinitésimale dans ses jambes et il pénétra ainsi dans la caverne. « Je sais ce que je fais », pensa-t-il, « je sais ce que je fais ! » Mais ces mots dits pour lui-même, résonnèrent à l'extérieur, parvinrent à ses oreilles depuis l'extérieur. Regardant la paroi rocheuse, il entendit des phrases qui s'y référaient... Il était en train de rompre la barrière des mentions dans lesquelles se mélangent les différents sens ; c'est peut-être pour cela qu'il se souvint de ce poème que récitait son maître :
« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu :
Voyelles. Je dirai quelque jour vos naissances latentes10 »
Il vit alors une pierre qui ouvrait ses arêtes comme des fleurs colorées et dans ce kaléidoscope, il comprit qu'il était en train de rompre la barrière de la vue. Et il alla au-delà de chaque sens comme le fait l'art profond, quand il atteint les limites de l'espace de l'existence.
Il ôta son casque et se retrouva dans la chambre anéchoïde, mais il n'était pas seul. Pour une raison quelconque, la section au complet l'entourait. Jalina l'embrassa doucement alors que l'impatience collective se fit sentir avec force.
« Je ne dirai rien ! », furent les mots scandaleux de Ténétor. Mais il expliqua ensuite qu'il allait immédiatement rédiger un rapport qui ne devait être connu des autres que lorsque chacun aurait fait sa part. Ainsi, il fut décidé que l'un après l'autre les membres de la section voyageraient dans l'espace virtuel pur. On étudierait des données exemptes d'influences mutuelles, et il serait alors temps d'entamer les discussions, car le Projet pourrait se réaliser si tous reconnaissaient le même paysage dans la réalité virtuelle pure. Comment cela parviendrait-il à tout le monde ? De la même façon que n'importe quelle technologie. De plus, les canaux de distribution avaient été ouverts par ce réseau de gens exceptionnels qui allaient bien au-delà de la carapace externe à laquelle avait été réduit l'être humain. Maintenant, il savait qu'il existait, que tous les autres existaient et que cela était l'élément premier d'une grande échelle de priorités.
Pas d'appui aux colonies planétaires !
« Bonjour, Madame Walker.
- Bonjour, Monsieur Ho.
- J'imagine que vous avez vu le rapport de ce matin. Oui, bien sûr. Je suppose aussi que pour le rapport quotidien, vous avez décidé d'influer sur le thème des colonies planétaires.
- En effet, Monsieur Ho, c’est ainsi. Personne sur cette Terre ne fera un quelconque effort, jusqu'à ce que l'on en ait fini avec la monstruosité qui admet qu'un seul être humain soit au dessous des niveaux de vie dont nous profitons tous.
- Que cela me fait plaisir de vous entendre, Madame Walker. Que cela me fait plaisir ! Mais dites-moi, à quel moment est-ce que tout a commencé à changer ?... Quand nous sommes-nous rendu compte que nous existions et que, de ce fait, les autres existaient aussi ? En ce moment même, je sais que j'existe, quelle bêtise ! N'est-ce pas, Madame Walker ?
- Ce n'est pas une bétise. J'existe, parce que vous existez et inversement. Voilà la réalité, tout le reste est stupide. Je crois que les jeunes gens de... Comment est-ce que ça s'appelait ? Quelque chose comme "l'Intelligence Maladroite" ?
- Le Comité de Défense du Système Nerveux Fragilisé. Personne ne se souvient d'eux, c'est pour cela que je leur ai dédié un poème.
- Bien. Très bien. Bon, ces jeunes gens se sont débrouillés pour mettre les choses au clair. En vérité, je ne sais pas comment ils ont fait, mais ils l'ont fait. Sinon, nous nous serions transformés en fourmis ou en abeilles ou en trifinus melancolicus ! On ne se rendrait compte de rien. Au moins pendant quelque temps encore ; peut-être n'aurions-nous pas vécu ce que nous sommes en train de vivre. Je regrette seulement ce qui est arrivé à Clotilde et à Damien, et à tous ceux qui n'ont pas pu voir le changement. Ils étaient réellement désespérés et, le pire, c'est qu'ils ne savaient pas pourquoi. Mais regardons vers le futur.
- C'est ainsi, vous avez raison. Toute l'organisation sociale, si on peut l'appeler ainsi, est en train de s'écrouler. Dans peu de temps, elle sera complètement désarticulée. C'est incroyable ! Mais cette crise vaut la peine. Certains ont peur parce qu'ils croient qu'ils vont perdre quelque chose. Mais qu'est-ce qu'ils vont perdre ? En ce moment même, nous donnons forme à une nouvelle société. Et quand nous aurons bien arrangé notre maison, nous ferons un nouveau saut. Alors oui, viendront les colonies planétaires, les galaxies et l'immortalité. Je ne m'inquiète pas de savoir si nous traverserons une nouvelle phase de stupidité dans le futur, parce que nous aurons grandi et il semblerait que notre espèce arrive à se débrouiller précisément dans les moments les plus difficiles.
- Ils ont commencé avec les programmes de réalité virtuelle. Ils les ont montés de telle manière que tout le monde a voulu se mettre à jouer et, rapidement, les gens se sont rendu compte qu'ils n'étaient pas des figures découpées dans du carton. Ils ont réalisé qu'ils existaient. Les jeunes ont été le ferment de quelque chose qui devait arriver ; on ne peut expliquer autrement la rapidité de ce phénomène. Les gens prirent tout en main, maintenant je le crois ! La fin de l'histoire fut spectaculaire étant donné que 85 % de la population mondiale a vu le lion ailé ou en a rêvé et a entendu aussi les paroles du visiteur, alors qu'il retournait à son monde. Je l'ai vu, et vous ?
- J'en ai rêvé.
- C'est pareil... Étant donné que c'est la première fois que nous parlons, est-ce que ça vous semblerait abusé si je vous demandais un grand service ?
- Voyons, voyons, Madame Walker. Nous vivons un nouveau monde et il nous est encore un peu difficile de trouver des formes libres de communication personnelle.
- Me liriez-vous vos poèmes ? J'imagine qu'ils sont inefficaces, arbitraires et, surtout, réconfortants.
- En effet, Madame Walker, ils sont inefficaces et réconfortants. Je vous les lirai quand vous voudrez. Passez une merveilleuse journée. »

La guerison de la soufrance

La guerison de la soufrance

Silo. Punta de vacas, Mendoza, Argentine - 4 mai 1969

"Si tu es venu écouter un homme supposé transmettre la sagesse, tu t’es trompé de chemin car la réelle sagesse ne se transmet ni par les livres, ni par les discours ; la réelle sagesse est au fond de ta conscience comme l’amour véritable est au fond de ton cœur.
Si tu es venu, poussé par les calomniateurs et les hypocrites, écouter cet homme pour utiliser ce que tu écoutes comme argument contre lui, tu t’es trompé de chemin ; en effet, cet homme n’est pas ici pour te demander quoi que ce soit, ni pour t’utiliser car il n’a pas besoin de toi.
Tu écoutes un homme qui ne connaît ni les lois qui régissent l’Univers, ni celles de l’Histoire et qui ignore les relations régissant les peuples. Cet homme s’adresse à ta conscience, très loin des villes et de leurs ambitions malsaines. Là-bas, dans les villes où chaque jour est une aspiration arrêtée par la mort, où la haine succède à l’amour, où la vengeance succède au pardon, là-bas, dans les villes des hommes riches et pauvres, dans les immenses espaces des hommes, s’est déposé un voile de souffrance et de tristesse.
Tu souffres quand la douleur mord ton corps. Tu souffres quand la faim s’en empare. Mais tu ne souffres pas seulement à cause de la faim ou de la douleur immédiate de ton corps, tu souffres aussi des conséquences des maladies de ton corps.
Tu dois distinguer deux types de souffrance : l’une est produite en toi par la maladie (elle peut reculer grâce au progrès de la Science comme la faim peut reculer grâce au triomphe de la justice); l’autre ne dépend pas de la maladie de ton corps mais en découle : si tu es infirme, si tu ne peux pas voir ou entendre, tu souffres ; mais, même si cette souffrance découle de ton corps ou de ses maladies, elle est celle de ton mental.

2012/01/12

Le cadeau


Extrait du discours de Silo du 07 mai 2005.

Comme nous sommes aujourd’hui dans une célébration - et que dans certaines célébrations les gens échangent des présents - je voudrais te faire un cadeau et, bien sûr, c’est toi qui verras s’il mérite d´être accepté. Il s’agit, en réalité, de la recommandation la plus facile et la plus pratique que je sois capable d’offrir. C’est presque une recette de cuisine, mais j’ai confiance dans le fait que tu iras au-delà de ce qu’indiquent les mots...

A un moment donné du jour ou de la nuit, inspire une bouffée d’air et imagine que tu amènes cet air à ton cœur. Alors, demande avec force pour toi et pour tes êtres les plus chers. Demande avec force, pour t’éloigner de tout ce qui t’apporte confusion et contradiction ; demande, afin que ta vie soit en unité. Ne dédie pas beaucoup de temps à cette brève oraison, à cette brève demande, parce qu’il te suffira d’interrompre un seul instant le cours de ta vie pour que, dans le contact avec ton intérieur, s’éclaircissent tes sentiments et tes idées.

Eloigner la contradiction de soi-même, c’est dépasser la haine, le ressentiment, le désir de vengeance. Eloigner la contradiction, c’est cultiver le désir de réconciliation avec d’autres et avec soi-même. Eloigner la contradiction, c’est pardonner et réparer deux fois tout mal que tu aurais pu infliger à d’autres. Ça, c’est l’attitude qu’il convient de cultiver. Alors, à mesure que le temps passe, tu comprendras que le plus important est d’atteindre une vie d’unité intérieure qui fructifiera quand ce que tu penses, ce que tu sens et ce que tu fais, ira dans la même direction. La vie croît par son unité intérieure et se désintègre par la contradiction. Et il se trouve que ce que tu fais ne reste pas seulement en toi mais parvient aussi aux autres. C’est pourquoi, quand tu aides les autres à dépasser la douleur et la souffrance, tu fais grandir ta vie et tu apportes au monde. Inversement, quand tu augmentes la souffrance des autres, tu désintègres ta vie et tu envenimes le monde. Et qui dois-tu aider ? D’abord, ceux qui sont les plus proches. Mais ton action ne s’arrêtera pas à eux.

Avec cette « recette », l’apprentissage ne s’achève pas mais c’est plutôt là qu’il commence. Dans cette « recette-là », il est dit qu’il faut demander. Mais à qui demande-t-on ? Selon ce que tu crois, ce sera soit à ton dieu intérieur, soit à ton guide, soit à une image inspiratrice et réconfortante. Enfin, si tu n’as personne à qui demander, tu n’auras personne non plus à qui donner et donc mon cadeau ne méritera pas d’être accepté.

Plus tard, tu pourras prendre en considération ce qu’explique le Message dans son Livre, dans son Chemin et dans son Expérience. Et tu compteras aussi sur de véritables compagnons qui pourront entamer avec toi une vie nouvelle.

Dans cette simple demande, il y a aussi une méditation orientée vers sa propre vie. Et avec le temps, cette demande et cette méditation prendront de la force au point de transformer les situations quotidiennes.

En avançant ainsi, un jour peut-être, tu capteras un signal. Un signal qui se présente quelquefois avec des erreurs et quelquefois avec des certitudes. Un signal qui s’insinue avec beaucoup de douceur, mais qui, en de rares moments de la vie, fait irruption comme un feu sacré, donnant lieu au ravissement des amoureux, à l’inspiration des artistes et à l’extase des mystiques. Parce qu’il convient de le dire, autant les religions que les oeuvres d’art et les grandes inspirations de la vie sortent de là, des diverses traductions de ce signal, et ce n’est pas pour autant qu’il faut croire que ces traductions représentent fidèlement le monde qu’elles traduisent. Ce signal dans ta conscience est la traduction en images de ce qui n’a pas d’image, c’est le contact avec le Profond du mental humain, une profondeur insondable où l’espace est infini et le temps éternel.


Dans certains moments de l’histoire s’élève une clameur, une demande déchirante des individus et des peuples. Alors, depuis le Profond parvient un signal. Souhaitons que ce signal soit traduit avec bonté par les temps qui courent ! Qu’il soit traduit en vue de dépasser la douleur et la souffrance ! Car derrière ce signal soufflent les vents du grand changement.
Le Reveil  du Regard du Sens (Dario Ergas)