2013/07/29

On a besoin de se repondre à la question sur le savoir-vivre et savoir-mourir

La demande:


"Il est aujourd’hui très largement admis que la fin de vie est un temps particulier où la personne, confrontée à la souffrance et à sa disparition prochaine, est poussée à reconsidérer ses croyances et son système de valeurs. On peut dire sans exagération que la fin de vie est un temps d’interpellation existentielle par nature, propre à engager une possible expérience spirituelle.
Mais il semble bien que cet aspect ne fasse l’objet que d’une reconnaissance toute formelle. Sur ces questions, le respect strict de la doctrine laïque des soins palliatifs conduit le plus souvent à renvoyer le malade vers les représentants des religions. Or la spiritualité ne se réduit pas aux religions (dans lesquelles chaque malade peut éventuellement ne pas ou ne plus se reconnaître !) et le ministre du culte n’est pas forcément la personne la plus ajustée au besoin particulier de chaque malade. De plus, cette doctrine conduit aussi les autres accompagnants (médecins, infirmières, psychologue, bénévoles..) à être par principe exclus de cette question et à se retrouver souvent « livrés à eux-mêmes » quand elle vient à surgir inopinément devant eux. En pratique, ils reçoivent surtout des consignes négatives de « ne pas faire » (essentiellement la prohibition – à juste titre - de tout prosélytisme1) et se retrouvent souvent peu préparés à faire face à ces questions délicates et essentielles."
Extrait de: Tanguy CHÂTEL. Place de la « souffrance spirituelle » dans l'accompagnement des mourants en France : doctrines et pratiques laïques actuelles. Mémoire de D.E.A. de sciences sociales des religions Ecole Pratique des Hautes Etudes Groupe de sociologie des religions et de la laïcité (EPHE-CNRS)

La question

1.     Voici ma question : à mesure que ta vie s'écoule, est‑ce le bonheur ou la souffrance qui grandit en toi ? Ne me demande pas de définir ces mots. Réponds selon ce que tu sens…
2.     Même si tu es sage et puissant, si le bonheur et la liberté ne grandissent pas en toi et chez ceux qui t'entourent, je rejetterai ton exemple.
3.     Accepte, par contre, ma proposition : suis le modèle de ce qui naît et non celui de ce qui s'achemine vers la mort. Saute par dessus ta souffrance et alors, ce ne sera pas l'abîme qui grandira, mais la vie qui est en toi.
4.     Il n'est aucune passion, aucune idée ni aucun acte humain qui ne soient concernés par l'abîme. C'est pourquoi nous traiterons de l'unique chose qui mérite d'être traitée : l'abîme et ce qui le surpasse.


Extrait de: Silo. Humaniser la terre

2013/07/07

à propos du sens de la vie

Mexico, Mexique - 10 octobre 1980 
Echange avec un groupe d’étude 
(Retranscription des réponses de Silo données dans le cadre de ce groupe d’échanges).

Je vous remercie de l’occasion qui m’est donnée ici de discuter avec vous certains points de vue concernant des aspects importants de notre conception de la vie humaine. Je dis “discuter” car il s’agira plutôt d’un échange que d’une dissertation.
Le premier point à considérer est notre approche du sujet dans son ensemble. Notre objet d’étude est-il le même que celui des sciences ? S’il en était ainsi, les sciences auraient sûrement le dernier mot.
Notre intérêt se porte sur l’existence humaine non en tant que phénomène biologique ou social – des sciences consacrent déjà leurs efforts sur ce point – mais sur l’existence humaine comme expérience personnelle, comme registre* quotidien. Cette approche est motivée par le constat suivant : quand quelqu’un s’interroge sur le phénomène social et historique inhérent à l’être humain, il le fait toujours à partir de sa vie quotidienne, de sa situation, mû par ses désirs, ses angoisses, ses nécessités, ses amours, ses haines. Avant même toute statistique et toute théorisation, il le fait à partir de ses frustrations, de ses succès ; il le fait à partir de la vie même.
Qu’y a-t-il de commun et en même temps de particulier à toute existence humaine ? C’est la recherche du bonheur et le dépassement de la douleur et de la souffrance. Ceci est une vérité dont chaque être humain peut avoir le registre.
Cela dit, quel est donc ce bonheur auquel aspire l’être humain ? Il est ce que celui-ci croit être le bonheur. Cette affirmation, un peu surprenante, se base sur le constat suivant : les personnes s’orientent vers des images et des idéaux de bonheur différents. Mieux ! L’idéal de bonheur change selon la situation historique, sociale et personnelle. Nous en conclurons que l’être humain recherche à la fois ce qu’il croit le rendre heureux et ce qu’il croit l’éloigner de la souffrance et de la douleur.
Au regard de cette aspiration au bonheur, des résistances apparaîtront sous forme de douleur et de souffrance. Comment ces résistances pourront-elles être vaincues ? Tout d’abord, nous devons nous interroger sur leur nature.
Pour nous, la douleur est un fait physique. Nous en avons tous fait l’expérience. C’est un fait sensoriel, corporel. La faim, les intempéries et les catastrophes naturelles, la maladie, la vieillesse génèrent de la douleur. Voilà le point à partir duquel nous distinguons la douleur des phénomènes qui n’ont rien à voir avec le domaine sensoriel. Seul le progrès de la société et de la Science peut faire reculer la douleur. C’est d’ailleurs dans ces domaines spécifiques que les réformateurs sociaux et les scientifiques peuvent investir leurs plus grands efforts, ainsi que les peuples eux-mêmes, générateurs du progrès dont se nourrissent ces réformateurs et ces scientifiques.
En revanche, la souffrance est de nature mentale. Ce n’est pas un fait sensoriel comme la douleur. La frustration, le ressentiment sont des états dont nous avons aussi l’expérience, mais nous ne pouvons pas les situer dans un organe spécifique ou dans un ensemble d’organes. 
Peut-on dire que, bien qu’étant de nature différente, la douleur et la souffrance interagissent ? Il est certain que la douleur est une des causes de la souffrance. En ce sens, le progrès social et l’avancée de la Science font reculer un aspect de la souffrance. Mais où trouverons-nous la solution pour faire reculer spécifiquement la souffrance ? Nous la trouverons dans le sens de la vie. Aucune réforme, aucun progrès scientifique n’est capable d’éloigner cette souffrance générée par la frustration, le ressentiment, la peur de la mort et la peur en général.
Le sens de la vie est une orientation vers le futur qui donne cohérence à cette vie, qui permet de donner un cadre à ses activités et qui la justifie pleinement. A la lumière du sens, même la douleur dans sa composante mentale et la souffrance en général reculent et rapetissent ; elles sont interprétées comme des expériences susceptibles d’être dépassées.
Quelles sont donc les sources de la souffrance humaine ? Ce sont celles qui génèrent de la contradiction. On souffre de vivre des situations contradictoires, mais aussi de s’en souvenir et de les imaginer.
Ces sources de souffrance ont été appelées les trois voies de la souffrance. Elles peuvent se modifier selon l’état dans lequel se trouve l’être humain par rapport au sens de la vie. Nous devrons examiner brièvement ces trois voies pour parler ensuite de la signification et de l’importance du sens de la vie.

(… question d’un participant)
Bien sûr, la sociologie étudie les groupes humains de la même manière que les sciences peuvent étudier les astres ou les micro-organismes. De même, la biologie, l’anatomie et la physiologie étudient le corps humain sous divers points de vue, et la psychologie étudie le comportement psychique. Mais tous ceux qui étudient (les chercheurs et les scientifiques) n’étudient pas leur propre existence. Il n’existe pas de science qui étudie l’existence de chacun. La Science ne dit rien de l’état d’une personne qui, rentrant chez elle, se voit refermer la porte au nez, être maltraitée ou bien recevoir une caresse.
Nous, nous nous intéressons justement à l’existence humaine ; c’est pourquoi les débats scientifiques ne sont pas de notre ressort. En même temps, nous observons que la Science a de sérieuses failles, de sérieuses difficultés à définir ce qui se passe dans l’existence humaine. Que s’y passe-t-il en effet ? Quelle est la nature de la vie humaine quant à son sens ? Quelle est la nature de la souffrance et de la douleur ? Quelle est la nature du bonheur et de la recherche du bonheur ? Ce sont là les objets de notre étude, de notre intérêt. De ce point de vue, on pourrait dire que nous avons une position face à l’existence, une position face à la vie, non une science s’y référant.

(… question d’un participant)
Bien sûr, nous avons mis l’accent sur le fait que les gens recherchent ce qu’ils croient être le bonheur. Mais aujourd’hui, on peut croire en une chose puis demain en une autre. Ainsi, si nous comparons les croyances que nous avions sur le bonheur à l’âge de douze ans à celles que nous avons aujourd’hui, nous observons combien nos attentes ont changé. De la même façon, si nous consultons dix personnes, nous constaterons encore cette diversité de points de vue. Au Moyen-Age, on avait une idée générale du bonheur bien différente de celle de l’époque de la Révolution industrielle. La quête du bonheur des individus et des peuples varie donc. Le bonheur, en tant qu’objet, n’est pas chose aisée à définir. Il semblerait même qu’il n’existe pas d’objet donnant le bonheur. On recherche plus un état d’âme qu’un objet tangible.
Certes, il y a quelquefois confusion entre les deux, comme dans certaines publicités qui présentent un savon comme le vrai bonheur… Mais en réalité, nous comprenons tous qu’en parlant de bonheur, nous cherchons à décrire un état plus qu’un objet, lequel d’ailleurs n’existe pas, que l’on sache ! Cependant, l’état de bonheur n’est pas plus facile à définir. Il n’est jamais défini convenablement. Ainsi, on a effectué une sorte d’escamotage, sans que cela soit plus clair pour les gens. Bien, nous allons donc continuer s’il n’y a pas d’autre question…

(… question d’un participant)
Cette dernière question a trait au dépassement de la douleur et de la souffrance. Comment se fait-il que la douleur soit surmontée grâce au progrès de la société et de la Science et que, parallèlement, la souffrance ne le soit pas ?
Certains soutiennent que l’être humain n’a pas du tout avancé. Pour nous, il est évident que l’être humain s’est développé ; il a avancé dans la conquête scientifique et dans celle de la nature. Bien sûr, les différentes civilisations se sont développées de façon inégale ; certes, il y a des problèmes de tous types ; mais l’être humain et la civilisation humaine ont fait de grands progrès, c’est évident. Souvenez-vous qu’à d’autres époques une simple bactérie faisait des ravages, quand aujourd’hui un médicament administré à temps résout le problème rapidement. Il fut une époque où la moitié de l’Europe succomba à une épidémie de choléra ; aujourd’hui, cela ne peut plus se produire. On combat d’anciennes et de nouvelles maladies ; elles seront sûrement vaincues. Les choses ont changé, beaucoup changé. Mais en matière de souffrance, il est clair qu’un individu d’il y a 5000 ans et un individu d’aujourd’hui notre époque ont les mêmes registres de déception, de peur, de ressentiment et qu’ils en souffrent pareillement. Ils les vivent et en souffrent comme si pour eux l’histoire humaine n’avait pas existé, comme si, dans ce domaine, chaque être humain était toujours le premier. La douleur a reculé grâce aux progrès déjà mentionnés, mais la souffrance humaine n’a pas diminué. Sur ce point, on n’a pas obtenu de réponses satisfaisantes. Dans ce sens, il y a une disparité entre douleur et souffrance. Mais pour autant, peut-on dire que l’être humain n’a pas avancé ? Ne se pose-t-on pas aujourd’hui ce genre de questions précisément parce que l’être humain a avancé ? N’est ce pas cette avancée qui incite l’être humain à apporter une réponse à ces interrogations, qu’il n’était pas nécessaire de se poser à une autre époque ? Les trois voies de la souffrance sont aussi trois voies nécessaires à l’existence humaine, mais elles ont subi des distorsions dans leur fonctionnement normal. Je vais essayer de m’expliquer.
La sensation de ce que je perçois et vis maintenant, la mémoire de ce j’ai vécu et l’imagination de ce que je pourrais vivre sont des voies nécessaires à l’existence humaine. Retirons certaines de ces fonctions, et l’existence se désarticule. Retirons la mémoire, et nous perdrons jusqu’à la gouverne même de notre corps. Eliminons la sensation, et nous perdrons la régulation de notre corps. Arrêtons l’imagination, et nous ne pourrons plus nous orienter dans aucune direction. Le fonctionnement de ces trois voies nécessaires à la vie peut subir une distorsion qui les convertit en ennemies de la vie, en porteuses de souffrance. Nous souffrons donc quotidiennement à cause de ce que nous percevons, de ce dont nous nous souvenons ou de ce que nous imaginons.
En d’autres occasions, nous avons dit que vivre une situation contradictoire – comme vouloir faire des choses opposées entre elles – produit de la souffrance. Mais nous souffrons aussi par peur de ne pas obtenir ce que nous souhaitons pour l’avenir ou par peur de perdre ce que nous possédons. Et évidemment, nous souffrons de ce que nous avons perdu, de ce que nous n’avons pas obtenu et de toutes les souffrances passées (humiliation, châtiment, douleur physique, trahison, injustice, honte). Nous vivons ces fantômes, venus du passé, comme s’ils étaient des faits présents. Ces fantômes, source de rancune, de ressentiment et de frustration, conditionnent notre futur et nous font perdre la foi en nous-mêmes.
Discutons du problème des trois voies de la souffrance.
Si ces trois voies rendent possible la vie, comment se fait-il qu’elles aient subi des distorsions ? Si l’on suppose que l’homme recherche le bonheur, il devrait faire en sorte d’employer ces trois voies en sa faveur ! Mais comment se fait-il que ces trois voies, tout à coup, soient devenues précisément ses principales ennemies ? Il semblerait qu’au moment où la conscience humaine s’est accrue – et alors que l’être humain n’était pas encore un être bien défini – à ce moment-là précisément, le fait d’amplifier son imagination, son souvenir et sa perception du monde, le fait d’amplifier une de ces fonctions ait fait surgir un phénomène de résistance. Il en va avec les fonctions internes comme lorsque nous voulons effectuer une nouvelle activité ; nous rencontrons des résistances. On retrouve ce même phénomène dans la nature : quand il pleut, l’eau tombe, s’écoule dans les rivières et rencontre des résistances sur son chemin ; ces résistances vaincues, elle arrive finalement jusqu’à la mer.
Dans son développement, l’être humain rencontre des résistances ; en les rencontrant, il se fortifie ; en se fortifiant, il intègre des difficultés ; en intégrant celles-ci, il les dépasse. Donc, toute cette souffrance surgie chez l’être humain au cours de son développement l’a aussi renforcé et lui a permis d’aller au-delà de la souffrance elle-même. Ainsi, dans les étapes historiques antérieures, la souffrance a dû contribuer au développement de l’être humain dans la mesure où elle a justement créé des conditions pour être dépassée.
Nous, nous n’aspirons pas à la souffrance. Nous aspirons à nous réconcilier, y compris avec notre espèce qui a tant souffert et grâce à laquelle nous pouvons explorer de nouveaux horizons. La souffrance de l’homme primitif n’a pas été inutile, tout comme n’a pas été inutile la souffrance de générations et de générations limitées par tant de conditionnements. Nous remercions nos prédécesseurs malgré leur souffrance car, grâce à eux, nous pouvons envisager de nouvelles libérations.
La souffrance n’est donc pas née à l’improviste, mais avec le développement et la croissance de l’homme. Evidemment, en tant qu’êtres humains, nous n’aspirons nullement à continuer de souffrir ; au contraire, nous aspirons à dépasser ces résistances, ouvrant ainsi de nouvelles voies au développement humain.
Nous avons dit pouvoir trouver la solution au problème de la souffrance grâce au sens de la vie, et nous avons défini ce sens comme une direction vers le futur qui donne cohérence à la vie, permet de donner un cadre à ses activités et la justifie pleinement. Cette direction vers le futur est d’une très grande importance car, d’après nos observations, si on supprime la voie de l’imagination, voie du projet, voie du futur, l’existence humaine perd sa direction, ce qui constitue une source de souffrance inépuisable.
Il est évident pour tous que la mort apparaît comme la plus grande souffrance liée au futur. Dans cette perspective, il est clair que la vie a un caractère provisoire et que toute construction humaine est donc une construction inutile vers le néant.
Le fait de détourner le regard de la mort a peut-être permis de penser la vie comme si la mort n’existait pas… Celui qui pense que tout finit avec la mort pourra être réconforté par l’idée qu’on se souviendra de lui pour ses splendides actions ou que ses êtres chers – et peut-être les générations à venir – ne l’oublieront pas ; quand bien même ce serait le cas, tout souvenir serait vain puisque tout le monde s’achemine vers un néant absurde. On pourrait aussi penser que tout ce que l’on fait dans la vie ne sert qu’à répondre le mieux possible à des nécessités ; soit, mais comme ces besoins se termineront avec la mort, toute lutte pour sortir du règne de la nécessité perdra son sens. Enfin, on pourrait se dire que la vie d’une personne a peu d’importance au regard de la vie de l’espèce et que sa mort n’est donc pas significative ; mais si c’était le cas, ni la vie, ni les actions personnelles n’auraient de sens. Aucune loi, aucun engagement n’auraient de justification, et il n’y aurait fondamentalement aucune différence entre les bonnes actions et les mauvaises actions.
Rien n’a de sens si tout finit avec la mort. Si cela est vrai, l’unique recours possible pour transiter dans la vie est de se donner du courage avec des sens provisoires, avec des directions provisoires auxquelles appliquer notre énergie et notre action. Les choses se passent habituellement ainsi mais, pour cela, il est nécessaire de nier la réalité de la mort, de faire comme si elle n’existait pas.
Si l’on interroge une personne sur le sens qu’elle donne à sa vie, elle répondra probablement que c’est sa famille, son prochain ou une cause déterminée qui, selon elle, justifie son existence. Ce sont ces sens provisoires qui lui donneront une direction pour faire face à l’existence ; mais pour peu que naissent des problèmes avec ses proches, pour peu que la cause embrassée lui cause une désillusion, pour peu que quelque chose change par rapport au sens choisi, l’absurdité et la désorientation reviendront vers leur proie.
Finalement, voilà ce qui arrive avec les sens et les directions de vie provisoires : lorsqu’on les atteint, ils ne sont plus des références et cessent alors d’être utiles pour l’avenir ; lorsqu’on ne les atteint pas, ils cessent d’être utiles en tant que référence. Il est vrai qu’après l’échec d’un sens provisoire, il reste toujours l’alternative d’en adopter un nouveau, peut-être opposé à celui qui a échoué. Mais, sens après sens, s’efface au fil du temps toute trace de cohérence de sorte que la contradiction augmente et, avec elle, la souffrance. 
La vie n’a pas de sens si tout finit avec la mort. Mais est-il vrai que tout finit avec la mort ? Est-il vrai qu’on ne peut prendre une direction définitive qui ne varie pas avec les accidents de la vie ? Comment se situe l’être humain face au problème de tout voir se terminer avec la mort ?
 Nous examinerons cela après avoir échangé sur ce qui a été dit jusqu’ici.

(Pause et échange…)
Tout comme nous distinguons trois voies de souffrance, nous observons aussi cinq états liés au problème de la mort et de la transcendance. Chaque personne peut se situer dans l’un de ces cinq états. 
Le premier état est celui dans lequel une personne a la preuve indubitable – fournie par sa propre expérience et non par son éducation ou son environnement – que la vie est un transit et la mort tout juste un accident.
D’autres personnes croient que l’être humain se dirige vers une forme de transcendance. Elles ont acquis cette croyance à travers leur éducation, leur environnement. Elles l’ont acquise non par quelque chose de ressenti, d’expérimenté ou d’évident pour eux, mais plutôt par un enseignement qu’ils acceptent sans aucune expérience.
Il y a un troisième type de position par rapport au sens de la vie : celui des personnes désireuses d’avoir une foi ou une expérience. Vous avez certainement rencontré beaucoup de personnes déclarant : “ Si je pouvais croire à certaines choses, ma vie serait différente. ” On pourrait citer bien des exemples. Ainsi, certaines personnes ont eu beaucoup d’accidents et de malheurs qu’elles ont surmontés par la foi ou grâce au registre que ces accidents et ces malheurs – transitoires ou provisoires – n’épuisent pas la vie, mais sont une épreuve, une résistance qui fait avancer dans la connaissance, d’une façon ou d’une autre. Vous avez peut-être même rencontré des personnes qui acceptent la souffrance comme un moyen d’apprentissage. Nous ne parlons pas de celles qui la recherchent – certaines semblant l’affectionner tout particulièrement – mais de celles qui tirent le meilleur parti de ce qui leur arrive ; de celles qui ne cherchent pas la souffrance, au contraire, mais qui, dans une telle situation, l’assimilent, l’intègrent et la dépassent. Il y a donc des personnes qui se trouvent dans cet état : elles n’ont ni foi ni croyance mais aimeraient avoir quelque chose qui leur donne du courage et une direction dans la vie. Oui, ces personnes existent.
D’autres personnes soupçonnent intellectuellement l’existence d’un futur après la mort, la possibilité d’une transcendance. Elles considèrent simplement cela comme possible, mais n’ont aucune expérience de transcendance, aucun type de foi et elles n’aspirent pas à avoir cette expérience ou cette foi. Vous connaissez certainement ce type de personnes.
Enfin, il y a celles qui nient toute possibilité de transcendance. Vous connaissez aussi ces personnes-là et, probablement, beaucoup d’entre vous pensent ainsi.
Avec ces diverses variantes, chacun peut effectivement se situer : il peut se situer parmi ceux qui ont la preuve, la certitude de la transcendance ; ou parmi ceux qui ont la foi pour l’avoir assimilée tout petit ; ou encore parmi ceux qui voudraient avoir une expérience ou une foi ; ou parmi ces autres qui considèrent la transcendance comme une possibilité intellectuelle sans se poser de grands problèmes ; ou enfin parmi ceux qui la nient.
Cependant, la question des diverses positions face au problème de la transcendance ne s’arrête pas là. Il semble exister différents niveaux de profondeur dans chacune de ces positions. Ainsi, des personnes disent avoir la foi, elles l’affirment sans que leurs propos correspondent effectivement à leur expérience. Nous ne disons pas qu’elles mentent, mais qu’elles parlent de façon superficielle. Elles disent avoir la foi mais peuvent ne plus l’avoir demain.
Ainsi, dans ces cinq positions, nous observons différents degrés de profondeur liés à la mobilité ou à la fermeté des convictions que l’on affirme avoir. Nous avons connu des personnes dévotes, croyantes mais qui, à la mort d’un parent ou d’un être cher, disaient avoir perdu toute foi, et sont tombées dans le pire des non-sens. Cette foi était une foi de surface, une foi de façade, une foi périphérique. A l’inverse, pour d’autres qui ont vécu de grandes catastrophes et affirmé leur foi, tout s’est passé différemment.
Nous avons aussi connu des personnes convaincues de la totale inexistence de la transcendance. On meurt et on disparaît. Nous pourrions dire que leur foi était que tout finit avec la mort. Pourtant, en passant près d’un cimetière, il leur est certainement arrivé de presser le pas et de se sentir inquiètes… Comment cela est-il compatible avec la ferme conviction que tout finit avec la mort ? Il y a donc des gens qui, même en niant la transcendance, ont une position très superficielle. 
Ainsi, lorsqu’on se trouve dans l’un de ces états, on peut s’y trouver à différentes profondeurs. A certains moments de notre vie, nous croyons des choses à propos de la transcendance, et ensuite d’autres. Cela change, cela est variable, ce n’est pas quelque chose de statique. Cela varie non seulement avec les différents moments de notre vie, mais aussi en fonction des situations. Celles-ci changent et nos croyances sur le problème de la transcendance changent aussi ; et ce peut être d’un jour à l’autre. Quelquefois je crois une chose précise le matin, puis le soir déjà plus. Ce qui semble être de la plus grande importance – puisque cela oriente la vie humaine – est en fait quelque chose de trop variable. Et c’est justement cette instabilité qui finalement nous déconcertera dans notre vie quotidienne.
L’être humain peut donc se trouver dans ces cinq états et à des degrés différents. Mais quel est l’emplacement correct ? Existe-t-il un emplacement correct ou sommes-nous simplement en train de décrire des problèmes sans y apporter de solutions ? Pouvons-nous dire quel est le bon emplacement face à ce problème de la transcendance ?
Certains disent que la foi est quelque chose qui existe ou n’existe pas chez les individus, qu’elle surgit ou ne surgit pas. Mais observez cet état de conscience. Quelqu’un peut ne pas avoir du tout la foi mais peut aussi, sans foi ou sans expérience de la transcendance, désirer l’avoir ; il peut même comprendre intellectuellement qu’une telle chose peut être intéressante et que s’orienter dans cette voie peut valoir la peine. Eh bien, quand cela arrive, c’est que quelque chose se manifeste déjà dans cette direction.
Ceux qui parviennent à cette foi ou à cette expérience transcendante – même s’ils ne peuvent la définir en termes précis tout comme on ne peut définir l’amour – ceux-là reconnaîtront la nécessité d’orienter d’autres personnes vers ce sens ; cependant, ils n’essaieront jamais d’imposer leur propre paysage à ceux qui ne s’y reconnaissent pas. 
Aussi, en toute cohérence avec ce qui a été énoncé, je déclare devant vous ma foi et ma certitude basée sur l’expérience que la mort n’arrête pas le futur ; au contraire, la mort modifie l’état provisoire de notre existence pour la lancer vers la transcendance immortelle. Je n’impose pas ma certitude, ni ma foi et cohabite avec ceux qui ont des positions différentes à l’égard du sens. Mais par solidarité, je me sens obligé d’offrir le message qui, selon moi, rend l’être humain heureux et libre. Sous aucun prétexte je n’élude ma responsabilité d’exprimer mes vérités, même si celles-ci semblent discutables à ceux qui éprouvent le caractère provisoire de la vie et l’absurdité de la mort. 
D’autre part, je ne questionne jamais personne sur ses croyances particulières ; et même si je définis clairement ma position sur ce point, je proclame pour tout être humain la liberté de croire ou non en Dieu et la liberté de croire ou non en l’immortalité.
Parmi les milliers et les milliers de femmes et d’hommes qui travaillent solidairement au coude à coude avec nous se comptent des athées et des croyants, des personnes avec des doutes et d’autres avec des certitudes. Personne n’est interrogé sur sa foi. Tout est présenté comme une orientation pour que chacun décide pour lui-même de la voie la mieux à même d’éclairer le sens de sa vie.
Il n’est pas courageux de cesser de proclamer ses propres certitudes, mais il est indigne de la véritable solidarité d’essayer de les imposer.