Extrait de la présentation
du livre « Lettres à mes amis »
Silo,
Centre
Culturel "Station Mapocho"
Santiago,
Chili, 14
mai 1994
"Nous arrivons ainsi à un
monde où la concentration du pouvoir financier sape toute industrie, tout
commerce, toute politique, tout pays et tout individu. L’époque du système
fermé commence et dans un système fermé, il n’existe aucune autre alternative
que sa dé- structuration. Dans cette perspective, la déstructuration du camp
socialiste apparaît comme le prélude à la déstructuration mondiale qui
s’accélère de façon vertigineuse.
Tel
est le moment de crise dans lequel nous nous trouvons. Mais la crise peut se
résoudre selon différentes variantes. Par simple économie d’hypothèses et, par
ailleurs, pour pouvoir les illustrer à grands traits, seulement deux variantes
sont esquissées dans les Lettres : d’une part l’entropie
des systèmes fermés, et d’autre part l’ouverture d’un système fermé grâce à
l’action non pas naturelle mais intentionnelle de l’être humain.
Voyons la
première, que nous allons nuancer par un mode descriptif pittoresque.
Il
est très probable que se consolide un empire mondial qui tendra à homogénéiser
l’économie, le droit, les communications, les valeurs, la langue, les us et
coutumes. Un empire mondial orchestré par le capital financier international
qui ne fera même pas cas des populations situées dans les centres de décision.
Dans cette situation saturée, le tissu social va poursuivre son processus de
décomposition. Les organisations politiques et sociales, l’administration de
l’État seront tenues par des technocrates au service d’un monstrueux para-État qui tendra à discipliner les
populations, avec des mesures plus restrictives à mesure que la décomposition
s’accentuera. La pensée aura perdu sa capacité d’abstraction, remplacée par un
mode de fonctionnement ana- lytique et pas à pas, selon le modèle informatique.
On aura perdu la notion de processus et de structure, et il en résultera de
simples études de linguistique et d’analyse formelle. La mode, le langage et
les styles sociaux, la musique, l’architecture, les arts plastiques et la
littérature s’en trouveront déstructurés et l’on considèrera comme une grande
avancée ce mélange de styles dans tous les domaines, comme ce fut le cas à
d’autres périodes de l’Histoire avec les éclectismes de la décadence impériale.
Alors le vieil espoir de tout uniformiser entre les mains d’un même pouvoir
s’évanouira pour toujours. Cet obscurantisme de la raison, cette fatigue des
peuples laisseront le champ libre à tous les fanatismes, à la négation de la
vie, au culte du suicide et au fondamentalisme désincarné. Il n’y aura plus de
science ni de grandes révolutions de pensée… seulement une technologie qu’on
appellera alors "Science". Les localismes, les luttes ethniques
resurgiront, et les peuples laissés pour compte se jetteront sur les centres de
décision, dans un tourbillon après le passage duquel les mégacités, jadis
surpeuplées, seront désertées. Des guerres civiles continuelles secoueront
cette pauvre planète sur laquelle nous ne désirerons plus vivre. Enfin arrive
la partie du conte qui s’est répétée dans de nombreuses civilisations,
lesquelles croyaient, à ce moment-là, en un progrès sans fin. Toutes ces
cultures se sont dissoutes mais, heureusement, alors que certaines tombaient,
de nouvelles impulsions humaines surgissaient ailleurs et, dans cette
alternance, l’ancien fut dépassé par le nouveau. Il est clair que, dans un
système mondial fermé, il n’y a pas de place pour l’émergence d’une autre
civilisation, mais seulement pour un long et obscur Moyen Âge mondial.
Si
ce qui est exposé dans les Lettres, sur
la base du modèle expliqué, est totalement incorrect, nous n’avons aucune
raison de nous inquiéter. Si, en revanche, le processus mécanique des
structures historiques prend bien la direction commentée, alors il est temps de
se demander comment l’être humain peut changer le cours des événements. Qui
pourrait produire ce formidable changement de direction sinon les peuples qui
sont précisément le sujet de l’Histoire ? Sommes-nous arrivés à un degré de maturité
suffisant pour comprendre qu’il n’y aura dorénavant plus de progrès si ce n'est
celui de tous et pour tous ? C’est cette seconde hypothèse qui est explorée
dans les Lettres.
Si
chez les peuples s’incarne l’idée qu’il n’y aura pas (il est bon de le répéter)
de progrès qui ne soit celui de tous et pour tous, alors la lutte sera claire.
Au dernier échelon de la déstructuration, à la base sociale, de nouveaux vents
commenceront à souffler. Dans les quartiers, dans les communautés de voisinage,
dans les lieux de travail les plus humbles, le tissu social commencera à se
régénérer. Cela sera, apparemment, un phénomène spontané. Il se répétera avec l’apparition
de multiples groupements de base formés de travailleurs affranchis de la
tutelle des directions syndicales. De nombreux noyaux politiques sans
organisation centrale apparaîtront et entreront en lutte avec les coupoles des
organisations politiques. Dans chaque usine, chaque bureau, chaque entreprise,
on commencera à discuter. À partir des revendications immédiates, on prendra
conscience d’une situation plus ample dans laquelle le travail aura plus de
valeur que le capital. Et quand viendra l’heure de considérer les priori- tés,
le risque supporté par le travail sera plus évident que le risque du capital.
On arrivera facilement à la conclusion que le bénéfice de l’entreprise doit
être réinvesti dans de nouvelles sources de travail ou dirigé vers d’autres secteurs
dans lesquels la production continue à augmenter au lieu de dériver vers des
franges spéculatives qui engraissent le capital financier, vident l’entreprise
et mènent l’appareil de production à la faillite. Le dirigeant d’entreprise
commencera à se rendre compte que la banque l’a converti en simple employé et que,
dans cette urgence, le travailleur est son allié naturel. Le ferment social se
réactivera. Une lutte claire et franche se déchaînera entre le capital
spéculatif, caractérisé par sa force abstraite et inhumaine, et les forces de
travail, véritable levier de la transformation du monde. On commencera à
comprendre, d'un seul coup, que le progrès ne dépend pas de la dette que l’on
contracte auprès des banques, mais des crédits que celles-ci devront accorder aux entreprises sans percevoir d’intérêts. Il ne s’agira même plus de
la conquête des États nationaux mais d’une situation mondiale dans laquelle ces
phénomènes sociaux se propageront en précurseurs d’un changement radical de la
direction des événements. De cette façon, le processus ne débouchera pas sur le
collapsus mécanique que l’on a vu se répéter si souvent, mais la volonté de
changement et d’orientation des peuples avancera sur le chemin qui mène à la
nation humaine universelle.
C’est
sur cette seconde possibilité, c’est sur cette alternative que parient les
humanistes d’aujourd’hui. Ils ont trop foi en l’être humain pour croire que
tout finira de manière stupide. Et s’il est vrai qu'ils ne se sentent pas à l’avant-garde du processus humain, ils sont disposés
à accompagner ce processus dans la mesure de leurs forces et là où ils sont
bien positionnés."