2016/08/04

Le déplacement du moi. La suspension du moi.


 Pris de: Silo, Psychologie IV
La sibylle de Cumes, ne voulant être saisie de la terrible inspiration, se désespérait, se contorsionnait et criait : « Il arrive, le dieu arrive ! » Le Dieu Apollon était bien aise de descendre de son bois sacré jusqu'à l'antre profond où il s'emparait de la prophétesse.i
Dans ce cas et dans différentes cultures, l'entrée en transe a lieu par l’intériorisation du moi et par une exaltation émotive dans laquelle l'image d'un dieu, d'une force ou d'un esprit, qui prend et supplante la personnalité humaine, est coprésente. Dans les cas de transe, le sujet se met à disposition de cette inspiration qui lui permet de capter des réalités et d'exercer des pouvoirs inconnus de lui dans la vie quotidienne.ii Cependant, nous voyons souvent que le sujet oppose des résistances, allant même jusqu'à lutter avec l'esprit ou le dieu pour éviter le ravissement, dans des convulsions qui rappellent l'épilepsie. Néanmoins, cela fait partie d'un rituel affirmant le pouvoir de l'entité qui remplace la volonté normale.iii
En Amérique Centrale, le culte du vaudou haïtieniv nous permet de comprendre des techniques de transe réalisées par des danses et renforcées par des potions à base de poisson toxiquev. Au Brésil, la Macumbavi nous montre d'autres variantes mystiques de transe obtenue par le biais de danses accompagnées de boisson alcoolisée et de prise de tabac.
Les cas de transe ne sont pas tous aussi spectaculaires que ceux que nous venons de citer. Quelques techniques indiennes, celles des "yantras", permettent d'arriver à la transe par l'intériorisation de triangles de plus en plus petits disposés en une figure géométrique complexe qui s'achève parfois en un point central. Par la technique des "mantras", par répétition d'un son profond proféré par le sujet, on parvient également à l'immersion en soi. De nombreux pratiquants occidentaux n'ont aucun succès dans ces contemplations visuelles ou auditives, parce qu'ils ne se sont pas préparés affectivement et se contentent de répéter des figures ou des sons sans les intérioriser avec la force émotive ou dévotionnelle nécessaire pour que la représentation cénesthésique accompagne le resserrement de l'attention. Ces exercices sont répétés autant de fois que nécessaire, jusqu'à ce que le pratiquant expérimente la substitution de sa personnalité et que l'inspiration se réalise pleinement.
Le déplacement du moi et la substitution par d'autres entités peuvent être vérifiés dans les cultes mentionnés et même dans les courants spirites les plus récents. Dans ceux-ci, le "médium" en transe est saisi par une entité spirituelle qui se substitue à sa personnalité habituelle.
Dans la transe hypnotique, il se produit des phénomènes assez semblables : le sujet intériorise profondément les suggestions de l'opérateur, amenant la représentation de la voix au "lieu" occupé normalement par le moi habituel. Bien sûr, pour être "pris" par l'opérateur, le sujet doit se mettre dans un état réceptif de "foi" et suivre sans douter les instructions reçues.vii Ce point révèle une caractéristique importante de la conscience. Tandis que se réalise une opération de veille attentive, des rêveries apparaissent qui passent parfois inaperçues et qui finissent parfois par dévier la direction des actes mentaux en cours. Le champ de coprésence agit toujours, même si les objets de conscience présents sont seuls manifestes dans le focus attentionnel. L'énorme quantité d'actes automatiques réalisés en veille témoigne de cette aptitude de la conscience à réaliser différents travaux simultanément. Certes, la dissociation peut atteindre des niveaux pathologiques mais elle peut aussi se manifester avec force dans presque tous les phénomènes d'inspiration. En outre, le déplacement du moi peut ne pas être complet dans la transe du spiritisme ou de l'hypnose comme on en voit un exemple dans ce qu'on appelle "l'écriture automatique" qui s'effectue sans difficultés, même si l'attention du sujet est dirigée alors sur une conversation ou sur d'autres activités. Nous trouvons fréquemment cette dissociation dans la "cryptographie", dans laquelle la main dessine tandis que le sujet est engagé de manière très concentrée dans une conversation téléphonique.
En avançant dans l'immersion en soi, on peut arriver à un point dans lequel les automatismes sont dépassés, et il ne s'agit plus alors de déplacements ni de substitutions du moi. Un bon exemple en est la pratique de "la prière du cœur" réalisée par les moines orthodoxes du mont Athos.viii La recommandation de Èvagre Le Pontique s'avère très appropriée pour éluder les représentations, du moins celles des sens externes : « N'imagine pas la divinité en toi quand tu pries, ne permets pas que ton intelligence accepte l'impression d'une quelconque forme ; reste immatériel et tu comprendras. »ix En substance, l'oraison fonctionne ainsi : le pratiquant, en retraite silencieuse, se concentre sur son cœur ; adoptant une phrase courte, il inhale doucement de l’air qu’il apporte à son cœur avec cette phrase. Quand il est au bout de l'aspiration, il "pressionne" pour qu'elle pénètre plus à l'intérieur. Il exhale ensuite tout doucement l'air vicié sans cesser de porter attention à son cœur. Cette pratique était répétée par les moines plusieurs fois par jour jusqu'à ce qu'apparaissent certains indicateurs de progrès comme "l'illumination" (de l'espace de représentation). Pour être précis, nous devons admettre le passage par l'état de transe à un certain moment des répétitions des prières utilisées. Le passage par la transe n'est pas très différent de celui qui a lieu dans les travaux avec les yantras ou mantras, mais comme dans la pratique de "la prière du cœur" il n'y a pas l'intention d'être "pris" par des entités qui remplacent la propre personnalité, le pratiquant finit par dépasser la transe et "suspendre" l'activité du moi. En ce sens, dans les pratiques du Yoga, on peut également passer par différents types et niveaux de transe, mais on doit tenir compte de ce que nous dit Patanjali dans le Sutra II du Livre I : "Le Yoga aspire à la libération des perturbations du mental".x La direction menée par ce système de pratiques va vers le dépassement du moi habituel, des transes et des dissociations. Dans l'état avancé d'immersion en soi, hors de toute transe et en pleine veille, il peut se produire cette "suspension du moi", de laquelle nous avons suffisamment d'indicateurs. Il est évident que depuis le début de sa pratique, le sujet s'oriente vers la disparition de ses "bruits" de conscience en amortissant les perceptions externes, les représentations, les souvenirs et les expectatives. Certaines pratiques du Yoga permettent de tranquilliser le mental et de placer le moi en état de suspension durant un bref instant.xi

i Virgile, qui fait une description fantastique de l'anecdote de Cumes, disposait sûrement d'une information plus que suffisante sur les procédés des sibylles tout au long de l'histoire de la Grèce et de Rome. Quoi qu'il en soit, dans le livre VI de l'Énéide, la sibylle dit : « L’Oracle, il faut tenter, voici, voici le Dieu ! Comme elle eut dit ces mots au seuil de la Caverne, Un changement subit au visage on discerne, Le cœur bout de fureur dans le sein oppressé, La couleur se ternit, le poil est hérissé. Plus grande elle paraît, et sa voix plus qu’humaine, De l’estomac enflé pantèle et sort à peine, Vrais signes que le Dieu, près de soi l’attirant, Va de son feu divin ses veines inspirant. » (Ndt : VIRGILE, Énéide, Livre VI. Traduction de Marie de Jars, Demoiselle de Gournay, in Les Advis ou les présents de la demoiselle de Gournay, 1641.)
ii ELIADE, M., Le chamanisme et les techniques d'extase, Paris, Éd. Payot, 1951. L'auteur passe notamment en revue les différentes formes de transe chamanique en Asie Centrale et Septentrionale, au Tibet et en Chine, chez les anciens Indoeuropéens, en Amérique du Nord et du Sud, dans le Sud-Est asiatique et en Océanie.
iii Les anciens appelaient l'épilepsie la "maladie divine". Ils croyaient voir dans les convulsions produites par ce mal une lutte dans laquelle le sujet se défendait de l'altération qui lui arrivait. Les dieux annonçaient ainsi leur arrivée apportant au sujet une "aura" qui le prévenait. Après "l'attaque", le sujet était supposé être inspiré pour prophétiser. Il est pertinent qu'on ait prétendu qu'Alexandre, César et même Napoléon souffraient du "mal divin" car, après tout, ils étaient des hommes de lutte.
iv Dérivé du Togo et du Bénin.
v TOUSSAINT, R., De la mort à la vie : essai sur le phénomène de la zombification à Haïti,Ontario, Éd. Ife, 1993.
vi Dérivé du peuple Yoruba du Togo, du Bénin et du Nigéria, mais aussi d'influences sénégalaises et d'Afrique Occidentale en général.
vii Il est évident que du "magnétisme animal" de Mesmer et de Puységur, à l'hypnose moderne qui commença avec J. Braid, on a pu éliminer tout un attirail totalement accessoire.
viii La tradition de la "prière du cœur" remonte au XIVe siècle au Mont Athos en Grèce. En 1782, elle s'étendit hors des monastères avec la publication de la Philocalie, du moine grec Nicodème l'Hagiorite. La Philocalie fut éditée peu après en russe par Paisij Velitchkovsky.
ix Évagre le Pontique, des "Pères du Désert", écrivit ses apophtegmes au IVe siècle. Il est considéré comme l'un des précurseurs des pratiques du Mont Athos.
x Les aphorismes du Yoga ou Yoga Sutra, rassemblés par Patanjali au IIe siècle est le premier livre de Yoga ayant intégralement conservé ses 195 brèves et magistrales sentences.
xi Techniques du Yoga. Lire également ELIADE M., Le Yoga. Immortalité et liberté.

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