2016/08/15

Silo: Le paysage intérieur


I. La question
  1. Voici ma question : à mesure que ta vie s'écoule, est‑ce le bonheur ou la souffrance qui grandit en toi ? Ne me demande pas de définir ces mots. Réponds selon ce que tu sens…
  2. Même si tu es sage et puissant, si le bonheur et la liberté ne grandissent pas en toi et chez ceux qui t'entourent, je rejetterai ton exemple.
  3. Accepte, par contre, ma proposition : suis le modèle de ce qui naît et non celui de ce qui s'achemine vers la mort. Saute par dessus ta souffrance et alors, ce ne sera pas l'abîme qui grandira, mais la vie qui est en toi.
  4. Il n'est aucune passion, aucune idée ni aucun acte humain qui ne soient concernés par l'abîme. C'est pourquoi nous traiterons de l'unique chose qui mérite d'être traitée : l'abîme et ce qui le surpasse.

II. La réalité

  1. Que veux‑tu ? Si tu dis que le plus important est l'amour ou la sécurité, alors tu parles d'états d'âme, de quelque chose que tu ne vois pas.
  2. Si tu dis que le plus important est l'argent, le pouvoir, la reconnaissance sociale, telle cause juste, Dieu ou l'éternité, alors tu parles de quelque chose que tu vois ou que tu imagines.
  3. Nous nous mettrons d'accord lorsque tu diras : « Je veux telle cause juste parce que je rejette la souffrance ! » « … je veux ceci qui me tranquillise, je ne veux pas cela qui me déconcerte ou me fait violence ».
  4. Ton état d'âme ne serait‑il pas alors au centre de toute aspiration, de toute intention, de toute affirmation et de toute négation ? A cela tu pourrais répliquer que, triste ou joyeux, un nombre est toujours le même et que le soleil est le soleil, quand bien même l'être humain n'existerait pas.
  5. Je te dirai qu'un nombre est différent de lui‑même selon que tu dois donner ou recevoir et que le soleil prend plus de place chez les êtres humains que dans les cieux.
  6. La lueur d'une brindille enflammée ou d'une étoile danse pour ton œil. Ainsi, sans l'œil il n'y a pas de lumière ; et si l'œil était différent, cette lueur aurait un autre effet.
  7. Par conséquent, que ton cœur affirme : « J'aime cette lueur que je vois ! », mais qu'il ne dise jamais : « Ni le soleil, ni la brindille, ni l'étoile ne me concernent ».
  8. De quelle réalité parles‑tu au poisson et au reptile, au grand animal ou au petit insecte, à l'oiseau, à l'enfant, au vieil homme, à celui qui dort et à celui qui, froid ou enfiévré, est tenu éveillé par ses calculs ou sa frayeur ?
  9. Je dis que l'écho de ce qui est réel retentit ou murmure selon l'oreille qui le perçoit ; que si l'oreille était autre, ce que tu appelles “réalité” aurait une autre mélodie.
  10. Ainsi, que ton cœur affirme : « J'aime la réalité que je construis ! »

III. Le paysage extérieur

Regarde ce couple qui marche lentement. Tandis qu'il enlace sa taille, elle incline la tête sur son épaule amicale. Et ils avancent dans l'automne des feuilles tourbillonnantes et crépitantes… dans le jaune, le rouge et le violet expirants. Jeunes et beaux, ils avancent… ils avancent cependant vers un soir de brouillard de plomb. Une bruine froide et des jeux d'enfants, sans enfants, dans des jardins déserts.
  1. Pour les uns, ceci ravive de douces et peut‑être d'aimables nostalgies. Pour d'autres, cela libère des rêves ; pour d'autres encore, des promesses qui seront accomplies dans les jours rayonnants à venir. Ainsi, face au même océan, celui‑ci s'angoisse ou celui‑là, réconforté, devient expansif. Et mille autres considèrent étonnés les rochers gelés pendant que d'autres encore, aussi nombreux, admirent ces cristaux taillés à échelle gigantesque, les uns déprimés, les autres exaltés face au même paysage.
  2. Si un même paysage est différent pour deux personnes, où se trouve la différence ?
  3. Elle se forme à travers ce que l'on voit et ce que l'on écoute. Prends comme exemple le mot “futur”. Celui‑ci se crispe, celui‑là reste indifférent et un troisième sacrifierait pour lui son “présent”.
  4. Prends comme exemple la musique. Prends comme exemple les mots à signification sociale ou religieuse.
  5. Il arrive parfois qu'un paysage soit réprouvé ou accepté par les multitudes et par les peuples. Cependant cette réprobation ou cette acceptation se trouvent‑elles dans le paysage ou au sein des multitudes et des peuples ?
  6. Entre le soupçon et l'espoir, ta vie s'oriente vers des paysages qui correspondent à quelque chose qui se trouve en toi.
  7. Tout ce monde que tu n'as pas choisi mais qui t'a été donné à humaniser, est le paysage qui grandit le plus lorsque la vie grandit. Par conséquent, que ton cœur ne dise jamais : « Ni l'automne, ni l'océan, ni les monts gelés n'ont de rapport avec moi », mais qu'il affirme : « J'aime la réalité que je construis ! ».

IV. Le paysage humain

Si une étoile lointaine est liée à toi, que dois‑je penser d'un paysage vivant où les cerfs évitent les vieux arbres et où les animaux les plus sauvages lèchent avec douceur leurs portées ? Que dois‑je penser du paysage humain où, l'opulence et la misère coexistant, certains enfants rient quand d'autres ne trouvent pas la force d'exprimer leurs pleurs ?
  1. Car si tu dis : « Nous avons atteint d'autres planètes », tu dois aussi déclarer : « Nous avons massacré et réduit en esclavage des peuples entiers, nous avons rempli les prisons de gens qui demandaient la liberté, nous avons menti de l'aube jusqu'au soir… nous avons faussé notre pensée, nos sentiments, notre action. A chaque pas, nous avons porté atteinte à la vie en produisant de la souffrance. »
  2. Je connais mon chemin dans ce paysage humain. Que se passera‑t‑il si nous nous croisons dans des directions opposées ? Moi, je renonce à tout clan qui proclame un idéal plus haut que la vie, et à toute cause qui, pour s'imposer, engendre de la souffrance. Ainsi, avant de m'accuser de ne pas faire partie de factions, examine tes mains ; peut‑être y découvriras‑tu le sang des complices. Si tu crois qu'il est courageux de t'engager dans ces factions, que diras‑tu de celui que tous les clans assassins accusent de ne pas s'engager ? Je veux une cause digne du paysage humain : celle qui s'engage à dépasser la douleur et la souffrance.
  3. Je nie tout droit à l'accusation aux clans dont l'histoire (récente ou lointaine) comporte la suppression de la vie.
  4. Je nie tout droit au soupçon à ceux qui cachent leurs faces suspectes.
  5. Je nie tout droit de bloquer les nouveaux chemins que l'être humain a besoin de parcourir, même si l'urgence actuelle est invoquée comme argument majeur.
  6. Même ce qu'il y a de pire chez un criminel ne m'est pas étranger ; et si je le reconnais dans le paysage, je le reconnais en moi. C'est ainsi que je veux dépasser ce qui, en moi et en tout homme, lutte pour supprimer la vie. Je veux surpasser l'abîme !
Tout monde auquel tu aspires, toute justice que tu réclames, tout amour que tu cherches, tout être humain que tu voudrais suivre ou détruire sont aussi en toi. Tout ce qui change en toi changera ton orientation dans le paysage dans lequel tu vis. Ainsi, si tu as besoin de quelque chose de nouveau, tu devras dépasser ce qui est ancien et qui domine en ton intérieur.
Et comment feras‑tu cela ?
Tu commenceras par te rendre compte que même si tu changes de lieu, tu emportes avec toi ton paysage intérieur.

V. Le paysage intérieur

  1. Tu cherches ce qui, crois‑tu, te rendra heureux. Cependant, ce que tu crois ne correspond pas à ce qu'un autre recherche. Il pourrait arriver que tous les deux aspiriez à des choses opposées, et que vous en arriviez à croire que le bonheur de l'un s'oppose à celui de l'autre ; ou bien, aspirant à la même chose, et celle‑ci étant unique ou rare, vous en arriviez à croire, de la même manière, que le bonheur de l'un s'oppose à celui de l'autre.
  2. Il semble que l'on pourrait se quereller autant pour un même objet que pour des objets opposés entre eux. Etrange logique que celle des croyances, capable de produire un comportement semblable à propos d'un objet et de son opposé !
  3. Au cœur de ce que tu crois devrait se trouver la clé de ce que tu fais. La fascination de ce que tu crois est si puissante que tu en affirmes la réalité, même si elle n'existe que dans ta tête.
  4. Mais revenons au sujet : tu cherches ce qui, crois‑tu, te rendra heureux. Ce que tu crois des choses ne se trouve pas en elles, mais dans ton paysage intérieur. Lorsque toi et moi regardons cette fleur, nous pouvons être d'accord sur de nombreux aspects. Mais lorsque tu dis qu'elle te donnera le bonheur suprême, tu me rends difficile toute compréhension, parce que tu ne parles déjà plus de la fleur mais de ce que tu crois qu'elle produira en toi. Tu parles d'un paysage intérieur qui ne correspond peut‑être pas au mien. Tu n'auras qu'un pas à faire pour essayer de m'imposer ton paysage. Mesure les conséquences qui peuvent découler de ce fait.
  5. Il est évident que ton paysage intérieur n'est pas seulement ce que tu crois des choses mais aussi ce dont tu te souviens, ce que tu sens et ce que tu imagines sur toi et sur les autres, sur les faits, les valeurs et le monde en général. Peut‑être devrions‑nous comprendre ceci : paysage extérieur, c'est ce que nous percevons des choses ; paysage intérieur, c'est ce que nous en filtrons avec le tamis de notre monde intérieur. Ces paysages ne font qu'un et constituent notre indissoluble vision de la réalité.

VI. Centre et reflet

« Paysage extérieur, c'est ce que nous percevons des choses ; paysage intérieur, c'est ce que nous en filtrons avec le tamis de notre monde intérieur. Ces paysages ne font qu'un et constituent notre indissoluble vision de la réalité ». Et c'est d'après cette vision que nous nous orientons vers une direction ou vers une autre.
  1. Mais il est évident que ta vision se modifie suivant ta progression.
  2. Il n'y a pas d'apprentissage, aussi petit soit‑il, qui ne s'accomplisse par le seul fait de contempler. Tu apprends parce que tu fais quelque chose avec ce que tu contemples et plus tu fais, plus tu apprends, étant donné que ta vision se modifie suivant ta progression.
  3. Qu'as‑tu appris sur le monde ? Tu as appris ce que tu as fait. Que veux‑tu du monde ? Tu veux selon ce qui t'est arrivé. Que ne veux‑tu pas du monde ? Tu ne veux pas suivant ce qui t'est arrivé.
  4. Ecoute‑moi, cavalier qui galope en chevauchant le temps : tu peux parvenir à ton paysage le plus profond par trois sentiers différents. Et qu'y trouveras‑tu ? Place‑toi au centre de ton paysage intérieur et tu verras que toute direction multiplie ce centre.
  5. Entouré d'une muraille triangulaire de miroirs, ton paysage se reflète indéfiniment en nuances infinies. Et là, tout mouvement se fait et se défait sans cesse, suivant la direction de ton regard, par le chemin des images que tu auras choisi. Tu peux parvenir à voir devant toi ton propre dos et, en bougeant ta main à droite, elle répondra à gauche.
  6. Si tu ambitionnes quelque chose dans le miroir du futur, tu verras qu'il court dans une direction opposée à celle du miroir d'aujourd'hui ou de celui du passé.
  7. Cavalier qui galope en chevauchant le temps, qu'est‑ce que ton corps si ce n'est le temps lui‑même ?

VII. Douleur, souffrance et sens de la vie

  1. La faim, la soif, la maladie et toute offense corporelle sont douleur. La peur, la frustration, le désespoir et toute offense mentale sont souffrance. La douleur physique reculera à mesure que la société et la science progresseront. La souffrance mentale reculera à mesure que la foi dans la vie progressera, c'est‑à‑dire à mesure que la vie prendra un sens.
  2. Si jamais tu t'imagines comme une étoile filante qui a perdu son éclat en touchant cette terre, tu accepteras la douleur et la souffrance comme la nature même des choses. Mais si tu crois que tu as été jeté au monde pour accomplir la mission de l'humaniser, tu remercieras ceux qui t'ont précédé et qui ont laborieusement construit ton échelon afin de poursuivre l'ascension.
  3. Toi qui donnes mille noms, toi qui donnes du sens, toi qui transformes le monde… tes pères et les pères de tes pères se perpétuent en toi. Tu n'es pas un bolide qui tombe, mais une brillante flèche qui vole vers les cieux. Tu es le sens du monde et, quand tu clarifies ton sens, tu illumines la terre. Lorsque tu perds ton sens, la terre s'obscurcit et l'abîme s'ouvre.
  4. Je te dirai quel est le sens de ta vie ici : humaniser la terre. Qu'est‑ce qu'humaniser la terre ? C'est dépasser la douleur et la souffrance, c'est apprendre sans limite, c'est aimer la réalité que tu construis.
  5. Je ne peux te demander d'aller au‑delà, mais il ne sera pas outrageant que j'affirme : « Aime la réalité que tu construis et pas même la mort n'arrêtera ton vol ! ».
  6. Tu n'accompliras pas ta mission si tu ne mets pas tes forces à vaincre la douleur et la souffrance chez ceux qui t'entourent. Et si tu obtiens qu'à leur tour, ils entreprennent la tâche d'humaniser le monde, tu ouvriras leur destin vers une vie nouvelle !

VIII. Le cavalier et son ombre

Quand le soleil empourpra le chemin, la silhouette s'allongea entre les pierres et d'âpres buissons. Le cavalier ralentit le pas jusqu'à s'arrêter tout près d'un jeune feu. Un vieil homme, qui de ses mains caressait les flammes, salua le cavalier. Celui‑ci descendit de sa monture et tous deux parlèrent. Puis le cavalier continua son chemin.
Quand l'ombre tomba sous les sabots du cheval, le cavalier s'arrêta un instant et échangea quelques mots avec un homme qui l'avait retenu au bord du chemin.
Quand l'ombre s'allongea dans le dos du cavalier, celui‑ci ne ralentit plus l'allure. Et un jeune homme qui voulut l'arrêter parvint à crier : « Tu vas en direction opposée ! »
Mais la nuit fit descendre le cavalier de sa monture et celui‑ci vit seulement l'ombre dans son âme. Alors en soupirant pour lui‑même et les étoiles, il dit :
« En un même jour, un vieil homme m'a parlé de la solitude, de la maladie et de la mort ; un homme m'a dit comment étaient les choses et les réalités de la vie. Enfin, un jeune homme ne m'a même pas parlé, mais en criant, il a voulu me dévier de mon chemin vers une direction inconnue de lui.
« Le vieil homme craignait de perdre ses choses et sa vie ; l'homme craignait de ne pas parvenir à prendre ce qu'il croyait être ses choses et sa vie ; et le jeune craignait de ne pouvoir échapper à ses choses et à sa vie.
« Etranges rencontres que celles‑ci. Le vieil homme souffre de la brièveté de son avenir et se réfugie dans son long passé. L'homme souffre de sa situation actuelle et cherche refuge dans ce qui s'est passé ou ce qui doit arriver, selon ce qui lui convient, soit devant, soit derrière. Et le jeune homme souffre d'un court passé qui mord ses talons, poussant sa fuite vers le long futur.
« Pourtant, je reconnais dans le visage des trois mon propre visage, et il me semble remarquer que tout être humain, quel que soit son âge, peut transiter par ces temps et y voir des fantômes qui n'existent pas. Aujourd'hui, existe‑t‑elle, cette offense de ma jeunesse ? Et ma vieillesse, existe‑t‑elle aujourd'hui ? Et ma mort, se niche‑t‑elle aujourd'hui dans cette obscurité ?
« Toute souffrance se glisse en nous par le souvenir, par l'imagination ou par ce qui est perçu. Mais c'est grâce à ces trois voies que la pensée, le sentiment et l'activité humaine existent. Ces voies sont donc nécessaires mais elles sont en même temps des voies de destruction lorsqu'elles sont contaminées par la souffrance.
« Mais la souffrance ne serait‑elle pas cet avertissement que nous donne la vie lorsque son courant est inversé ?
« La vie peut être inversée par ce que l'on fait avec elle et qui m'est inconnu.
« Ainsi, ce vieil homme, cet homme et ce jeune ont fait quelque chose de leur vie pour que celle‑ci s'inverse. »
Alors le cavalier qui méditait dans l'obscurité de la nuit s'endormit. En s'endormant, il rêva et dans son rêve, le paysage s'illumina.
Il se trouvait là, au centre d'un espace triangulaire, entouré de miroirs. Les miroirs reflétaient son image en la multipliant. Suivant la direction qu'il choisissait, il se voyait tantôt comme un vieil homme, tantôt comme un homme, tantôt encore comme un jeune homme…
Mais au centre de lui‑même, il se sentait comme un enfant.
Alors, tout commença à s'obscurcir et quand il ne put reconnaître autre chose qu'une lourde obscurité, il s'éveilla.
Il ouvrit les yeux et vit la lumière du soleil. Puis, il chevaucha sa monture et, voyant que l'ombre s'allongeait, il se dit : « C'est la contradiction qui inverse la vie et génère la souffrance… Le soleil se couche pour que le jour soit nuit, mais le jour sera ce que j'en ferai. »

IX. Contradiction et unité

  1. La contradiction inverse la vie. C'est l'inversion de ce courant croissant de la vie qui est ressentie comme souffrance. C'est pourquoi la souffrance est le signal qui prévient de la nécessité de changer la direction des forces qui s'opposent.
  2. Celui qui se trouve arrêté dans sa marche par la frustration répétée n'est arrêté qu'en apparence : en vérité, il recule. A chaque fois, les échecs passés ferment et re‑ferment son futur. Celui qui se sent frustré voit le futur comme la répétition de son passé, tandis qu'il éprouve la nécessité de s'en dégager.
  3. Celui qui, en proie au ressentiment, s'empare du futur, que ne fera‑t‑il pas confusément pour venger son passé !
  4. Dans la frustration comme dans le ressentiment, on contraint le futur à courber le dos en reculant douloureusement.
  5. Les sages ont parfois recommandé l'amour comme bouclier protecteur contre les assauts de la souffrance… Mais le mot “amour”, parole trompeuse, signifie‑t‑il pour toi la revanche du passé, ou bien une aventure originale, limpide et inconnue lancée vers l'avenir ?
  6. Ainsi, de même que j'ai vu la solennité recouvrir de façon grotesque le ridicule et l'inutile sérieux obscurcir la délicatesse du talent, j'ai reconnu en beaucoup d'amours une auto‑affirmation vindicative.
  7. Quelle image as‑tu des sages ? Ne les conçois‑tu pas comme des êtres solennels aux gestes posés… comme des êtres qui ont énormément souffert et qui, en fonction de ce mérite, t'invitent depuis les hauteurs avec de douces paroles où se répète le mot “amour” ?
  8. Moi, dans tout véritable sage, j'ai vu un enfant s'ébattre dans le monde des idées et des choses, créer de généreuses et brillantes bulles, puis les faire lui‑même éclater. Dans les yeux pétillants de tout véritable sage, j'ai vu “les pieds légers de la joie danser vers le futur”. Et j'ai rarement entendu ses lèvres prononcer le mot “amour”… Car un véritable sage ne jure jamais en vain.
  9. Ne crois pas que c'est par la vengeance que tu purifieras ton passé douloureux ; ne crois pas non plus le faire en utilisant “l'amour” comme une parole toute puissante ou comme recours pour un nouveau piège.
  10. Tu aimeras véritablement lorsque tu construiras avec le regard tourné vers le futur. Et si tu te souviens de ce que fut un grand amour, tu devras seulement l'accompagner d'une douce et silencieuse nostalgie, remerciant l'enseignement qui t'est parvenu jusqu'à ce jour.
  11. Ainsi tu ne briseras pas ta souffrance passée en faussant ou en avilissant le futur. Tu le feras en changeant la direction des forces qui produisent de la contradiction en toi.
  12. Je crois que tu sauras faire la distinction entre ce qui est difficulté – qu'elle soit la bienvenue, puisque tu peux la dépasser – et ce qui est contradiction (solitaire labyrinthe sans issue).
  13. Tout acte contradictoire que tu as effectué dans ta vie, quelle qu'en fut la circonstance, a une indubitable saveur de violence intérieure et de trahison envers toi‑même. Et peu importe les raisons pour lesquelles tu t'es trouvé dans cette situation ; ce qui compte, c'est comment tu as organisé ta réalité, ton paysage, dans cet instant précis. Quelque chose s'est brisé et a changé ta direction. Cela t'a prédisposé à une nouvelle fracture. C'est ainsi que tout acte contradictoire t'oriente vers sa répétition, de la même façon que tout acte d'unité cherche aussi à réapparaître ultérieurement.
  14. Dans les actes quotidiens, on vainc des difficultés, on atteint de petits objectifs, ou on récolte de minuscules échecs. Ce sont des actes qui plaisent ou déplaisent mais qui accompagnent le vécu quotidien, comme les échafaudages d'une grande construction. Ils ne sont pas la construction mais ils sont nécessaires pour que celle‑ci s'effectue. Peu importe de quel matériau sont faits ces échafaudages pourvu qu'ils soient appropriés à leur objectif.
  15. Quant à la construction elle‑même, là où tu mettras un matériau défectueux, tu multiplieras le défaut ; là où tu mettras un matériau solide, tu projetteras la solidité.
  16. Les actes contradictoires ou unitifs font l'essentiel de la construction de ta vie. Au moment où tu te trouveras face à eux, tu ne dois pas te tromper car, si tu le fais, tu compromettras ton futur et inverseras le courant de ta vie… Comment sortiras‑tu de la souffrance ensuite ?
  17. Mais il se trouve qu'en ce moment, tes actes contradictoires sont déjà nombreux. Si dès les fondements tout est faussé, que reste‑t‑il à faire ? Peut‑être démonter toute ta vie pour la commencer à nouveau ? Permets‑moi de te dire que je ne crois pas que toute ta construction soit fausse. Par conséquent, abandonne toute idée drastique qui pourrait t'apporter des maux plus grands que ceux dont tu souffres aujourd'hui.
  18. Une vie nouvelle ne se base pas sur la destruction des “péchés” antérieurs, mais sur leur reconnaissance ; de telle façon qu'il est ensuite évident que ces erreurs ne conviennent plus.
  19. Une vie commence quand les actes unitifs commencent à se multiplier, de sorte que leur excellence compense le rapport de force précédent, jusqu'à finalement le déséquilibrer favorablement.
  20. Tu dois être très clair sur ceci : tu n'es pas en guerre avec toi‑même. Tu commenceras à te traiter comme un ami avec lequel il faut te réconcilier, car c'est la vie même et l'ignorance qui t'ont éloigné de lui.
  21. Tu auras besoin d'une première décision pour te réconcilier, en comprenant tes contradictions antérieures ; puis d'une nouvelle décision, pour vouloir vaincre tes contradictions ; enfin de la décision de construire ta vie avec des actes d'unité, en rejetant les matériaux qui t'ont attiré tant de préjudices.
  22. Il convient en effet que tu éclaircisses, dans ton passé et dans ta situation actuelle, les actes contradictoires qui te rendent véritablement prisonnier. Pour les reconnaître, tu te baseras sur les souffrances accompagnées de violence intérieure et d'un sentiment de trahison envers toi‑même. Ces actes ont des signaux nets.
  23. Je ne suis pas en train de dire qu'il faille te mortifier en un inventaire exhaustif du passé et du moment actuel. Je te recommande simplement de considérer tout ce qui a changé ton orientation en une direction malheureuse et qui te maintient pieds et poings liés. Ne te trompe pas une fois de plus, en te disant que ce sont des “problèmes dépassés”. Tout ce qui n'a pas été comparé à une nouvelle force qui compense et surpasse son influence, n'est ni dépassé ni compris de façon appropriée.
  24. Toutes ces suggestions seront valables si tu es disposé à créer un nouveau paysage dans ton monde intérieur. Mais tu ne pourras rien faire pour toi si tu penses seulement à toi. Si tu veux avancer, il te faudra admettre un jour que ta mission est d'humaniser le monde qui t'entoure.
  25. Si tu veux construire une nouvelle vie libre de contradictions, qui surpasse de façon croissante la souffrance, tu devras tenir compte de deux faux arguments : le premier se présente comme la nécessité de résoudre les problèmes intimes avant d'entreprendre une quelconque action constructive dans le monde. Le second apparaît comme un total oubli de soi‑même, comme un “engagement dans le monde” proclamé.
  26. Si tu veux grandir, tu aideras ceux qui t'entourent à grandir. Et ce que j'affirme, que tu sois ou non d'accord avec moi, n'admet pas d'autre issue.

X. L'action valable

  1. Toute inversion dans le courant croissant de la vie est ressentie comme souffrance. Ainsi, la contradiction n'est pas la seule source d'offenses mentales. Mais, alors que de nombreuses formes de souffrance peuvent être surpassées par la force des circonstances, la contradiction demeure, tissant son obscure toile d'ombres.
  2. Qui n'a pas souffert de la perte de sentiments, d'images, d'objets ? Qui n'a pas eu peur, qui ne s'est pas désespéré, qui n'a pas eu pitié ou n'a pas été agité d'une rébellion irritée contre les hommes, la nature ou les dénouements fatals et non voulus ? Cependant, ce que l'on craignait dans l'obscurité s'est évanoui avec le jour, et une grande part de ce qui a été perdu a été oublié. Mais cette intime trahison envers soi‑même demeure dans le passé et empoisonne le futur.
  3. Le plus important de la vie humaine se construit avec des matériaux d'unité ou de contradiction. Et, du plus profond de la mémoire, l'existence est projetée au‑delà de toute limite apparente, ou bien se désintègre exactement au point final. Dans son ultime regard en arrière, qu'il soit donné à tout être humain de se remémorer son unité intérieure !
  4. Et quelle est la saveur de l'acte d'unité ? Pour la reconnaître, tu t'appuieras sur une profonde paix qui, accompagnée d'une douce joie, te met en accord avec toi‑même. Cet acte a pour signal la vérité la plus intègre car s'unissent en lui, la pensée, le sentiment et l'action dans le monde en étroite amitié. Indubitable action valable qui s'affirmerait mille fois plus si l'on vivait autant d'autres vies !
  5. Tout phénomène qui fait reculer la souffrance chez les autres est ressenti chez celui qui le produit comme acte valable, comme acte d'unité.
  6. L'action se limite à deux tendances : là, l'abîme qui grandit dans la contradiction et, au‑dessus, l'envol permettant de le surpasser en acte valable.
  7. La corde de la vie acquiert sa propre modulation suivant qu'elle se tend ou se détend, jusqu'à atteindre la note à laquelle on aspire. Il doit y avoir une note, un ajustement et un procédé spécial qui font que la vibration résonne et ensuite se multiplie de façon convenable.
  8. La morale des peuples a balbutié avec l'homme au fur et à mesure que celui‑ci s'est dressé dans le paysage. Et la morale a signalé le “oui” et le “non” de l'action, revendiquant le “bon” et persécutant le “mauvais”. Ce qui est bon continuera‑t‑il à l'être dans ce paysage si varié ? Si un immuable Dieu l'affirme ainsi, soit ! Mais si Dieu a disparu pour beaucoup, à qui revient‑il de juger, maintenant ? Car la loi change avec l'opinion des temps.
  9. Il s'agit de ceci : ces principes d'action valable, qui permettent à tout être humain de vivre en unité intérieure, seront‑ils des images fixes auxquelles on devra obéir, ou bien correspondront‑ils à ce qu'on éprouve en les rejetant ou en les accomplissant ?
  10. Nous ne discuterons pas ici de la nature des principes d'action valable. En tout cas nous tiendrons compte de la nécessité de leur existence.

XI. Projection du paysage intérieur

Nous avons parlé du paysage, de la souffrance, de la contradiction et des actes qui donnent unité au courant de la vie. On pourrait croire que tout cela demeure enfermé à l'intérieur de chaque être humain ou, en tout cas, que cela s'extériorise sous forme d'action individuelle sans autre conséquence. Eh bien, les choses sont à l'opposé.
  1. Toute contradiction inverse la vie et compromet le futur de celui qui la subit et de ceux qui se trouvent en contact avec cet agent transmetteur d'infortune. Toute contradiction personnelle contamine le paysage humain immédiat comme une maladie invisible qui ne se détecte que par ses effets.
  2. Autrefois on accusait les démons et les sorciers de toutes les plaies qui frappaient les régions. Mais avec le temps, le progrès de la science a fait davantage pour les accusateurs et les accusés que l'irresponsable clameur millénaire. Pour quel clan aurais‑tu engagé ton opinion ? Que ce soit du côté des purs ou de celui des réprouvés, tu n'aurais couvert de ronces que ta maladresse.
  3. Même aujourd'hui, lorsque tu cherches les coupables de tes malheurs, tu rejoins la longue chaîne de la superstition. Réfléchis alors avant de lever le doigt car c'est peut‑être un accident ou, dans d'autres cas, la projection de tes contradictions qui ont provoqué de tristes dénouements.
  4. Que tes enfants prennent une direction opposée à tes desseins dépend plus de toi que de ton voisin et, a fortiori, bien plus que d'un tremblement de terre arrivé sous une autre latitude.
  5. C'est ainsi que si ton influence parvient à un peuple, fais bien attention à surpasser ta contradiction afin de ne pas empoisonner l'air que tous les autres respirent. Tu seras responsable pour toi et pour ceux que tu réuniras autour de toi.
  6. En raison de tout ceci, si ta mission consiste à humaniser la terre, fortifie tes mains de noble laboureur.

XII. Compensation, reflet et futur

  1. La vie ne serait‑elle qu'action et réaction ? La faim rêve de satiété, ce qui est enfermé rêve de liberté, la douleur cherche le plaisir et le plaisir se lasse de lui‑même.
  2. Si la vie est uniquement poursuite de la sécurité pour celui qui craint le futur, affirmation de soi pour celui qui est désorienté, désir de vengeance pour la frustration passée… de quelle liberté, de quelle responsabilité et de quel engagement parler qui puissent être soutenus comme invincibles bannières ?
  3. Et si la vie n'est que le miroir qui reflète un paysage, comment ce qui est reflété pourra‑t‑il changer ?
  4. Entre la froide mécanique des pendules et l'optique fantomatique des seuls miroirs, qu'affirmes‑tu qui puisse être affirmé sans négation ? Qu'affirmes‑tu sans revenir en arrière ni répéter de façon arithmétique ?
  5. Si tu affirmes ce qui se cherche soi‑même et dont la nature est de se transformer, ce qui est insatiable et qui par essence est ouvert sur le futur, alors tu aimes la réalité que tu construis. C'est donc cela ta vie : la réalité que tu construis !
  6. Et il y aura action et réaction et aussi reflet et accident, mais si tu as ouvert le futur, rien ne t'arrêtera.
  7. Que par ta bouche parle la vie et qu'elle dise : « Il n'existe rien qui puisse m'arrêter ! »
  8. Inutile et malveillante prophétie que celle qui annonce l'hécatombe du monde. J'affirme non seulement que l'être humain devra continuer à vivre, mais aussi qu'il grandira sans limite. Et je dis aussi que ceux qui nient la vie désirent voler tout espoir, cœur palpitant de l'acte humain.
  9. Que ta joie future veuille, dans les moments les plus sombres, que tu te souviennes de cette phrase : « La vie cherche la croissance et non la compensation du néant ! »

XIII. Les sens provisoires

  1. Lorsque, mû par la compensation pendulaire, je cherche des sens qui peuvent justifier mon existence, je me dirige vers ce dont j'ai besoin ou crois avoir besoin. Dans tous les cas, que je l'obtienne ou non, qu'adviendra‑t‑il de mon sens (en tant que mouvement dans une direction) ?
  2. Ces sens provisoires, nécessaires au développement de l'activité humaine, ne sont pas le fondement de mon existence. D'autre part, si je m'affirme dans une situation particulière, qu'arrivera‑t‑il si un accident la désarticule ?
  3. A moins qu'on ne veuille réduire l'existence à l'épuisement ou à la frustration, il sera nécessaire de découvrir un sens tel que pas même la mort (si tel était l'accident) ne puisse épuiser ou frustrer.
  4. Tu ne pourras justifier l'existence si tu lui mets comme fin l'absurdité de la mort. Jusqu'à maintenant, nous avons été compagnons de lutte. Ni toi ni moi n'avons voulu plier devant aucun Dieu. C'est ainsi que j'aimerais toujours me souvenir de toi. Pourquoi alors m'abandonnes‑tu lorsque je vais désobéir à la mort inexorable ? Comment se peut‑il que nous ayons dit : « Pas même les dieux ne se trouvent au‑dessus de la vie ! » et que maintenant tu t'agenouilles devant la négation de la vie ? Toi, fais comme tu veux ; mais moi je ne baisserai la tête devant aucune idole, même si elle se présente “justifiée” par la foi dans la raison.
  5. Si la raison doit être en fonction de la vie, qu'elle serve à nous faire sauter par dessus la mort. Que la raison, alors, élabore un sens exempt de toute frustration, de tout accident, de tout épuisement.
  6. J'accepterai à mon côté non celui qui projette une transcendance par peur, mais celui qui s'élève en rébellion contre la fatalité de la mort.
  7. C'est pour cela que j'aime les saints, qui n'ont pas peur mais aiment véritablement, et que j'aime ceux qui, par leur science et leur raison, vainquent quotidiennement la douleur et la souffrance. En vérité, je ne vois pas de différence entre le saint et celui qui encourage la vie avec sa science. Quels meilleurs exemples, quels guides supérieurs à ces guides ?
  8. Un sens qui veuille aller plus loin que le provisoire n'admettra pas la mort comme la fin de la vie, mais affirmera la transcendance comme la plus grande désobéissance au Destin apparent. Et celui qui affirme que ses actions déclenchent une série d'événements qui se continuent en d'autres a pris entre ses mains une partie du fil de l'éternité !

XIV. La foi

  1. Quand j'entends le mot “foi”, un soupçon surgit en mon intérieur.
  2. Quand quelqu'un parle de la “foi”, je me demande à quoi sert ce qui est annoncé.
  3. J'ai vu la différence entre la foi naïve (également nommée “crédulité”) et cette autre foi, violente et injustifiée, qui donne lieu au fanatisme. Aucune des deux n'est acceptable étant donné que l'une ouvre la porte à l'accident alors que l'autre impose son paysage enfiévré.
  4. Mais cette puissante force, capable de mobiliser la meilleure cause, doit avoir quelque chose d'important. Que la foi soit une croyance dont le fondement se rende utile à la vie !
  5. Si l'on affirme que la foi et la science s'opposent, je répliquerai que je dois accepter la science tant que celle‑ci ne s'oppose pas à la vie.
  6. Rien n'empêche que la foi et la science, si elles ont la même direction, produisent le progrès ; l'enthousiasme aidera à soutenir cet effort.
  7. Que celui qui veut humaniser aide à donner du courage, en montrant les possibilités du futur. La déroute anticipée du sceptique sert‑elle la vie ? La science aurait‑elle pu se maintenir sans la foi ?
  8. Voici un type de foi qui va contre la vie ; elle affirme : « La science détruira notre monde ! ». Il serait tellement mieux de placer sa foi à humaniser chaque jour la science et d'agir pour que triomphe la direction dont elle fut dotée dès sa naissance !
  9. Si une foi ouvre le futur et donne un sens à la vie en l'orientant depuis la souffrance et la contradiction vers toute action valable, alors son utilité est manifeste.
  10. Cette foi, ainsi que celle placée en soi‑même, dans les autres et dans le monde qui nous entoure, est utile à la vie.
  11. En disant : « La foi est utile ! », tu troubleras certainement une oreille particulièrement sensible, mais cela ne doit pas te préoccuper, car ce musicien (s'il s'examine un peu) reconnaîtra à quel point la foi lui est aussi utile, même si elle provient d'un instrument différent de celui dont tu joues.
  12. Si tu obtiens foi en toi‑même et dans ce qu'il y a de meilleur chez ceux qui t'entourent, foi dans notre monde et dans la vie toujours ouverte vers le futur, tout problème qui t'a semblé invincible jusqu'à maintenant se réduira.

XV. Donner et recevoir

  1. Voyons quelle relation tu établis avec ton paysage extérieur. Tu considères peut‑être les objets, les personnes, les valeurs, les sentiments comme des choses exposées devant toi, à choisir et dévorer selon tes appétits particuliers. Cette vision centripète du monde est probablement une marque de ta contradiction depuis la pensée jusqu'aux muscles.
  2. Si c'est le cas, il est certain que tu apprécieras particulièrement tout ce qui se réfère à toi‑même : tant tes plaisirs que ta souffrance. Il t'est difficile de souhaiter surpasser tes problèmes intimes car tu y reconnais un tonus qui est tien par dessus tout. Depuis la pensée jusqu'aux muscles, tout est éduqué pour contracter et non pour relâcher. Et de cette manière, même lorsque tu procèdes avec générosité, le calcul motive ton détachement.
  3. Tout entre. Rien ne sort. Alors tout s'intoxique, depuis tes pensées jusqu'à tes muscles.
  4. Et tu intoxiques tous ceux qui t'entourent. Comment pourrais‑tu ensuite leur reprocher leur “ingratitude” envers toi ?
  5. Si nous parlons de “donner” et “d'aider”, toi tu penseras à ce qu'on peut te donner ou à la façon dont on doit t'aider. Mais voici que la meilleure aide qui puisse t'être donnée consiste à t'enseigner à relâcher ta contraction.
  6. Je dis que ton égoïsme n'est pas un péché, mais une fondamentale erreur de calcul, parce que tu as cru naïvement que recevoir est plus que donner.
  7. Souviens‑toi des meilleurs moments de ta vie et tu comprendras qu'ils ont toujours été en relation avec un don détaché. Cette seule réflexion devrait être suffisante pour changer la direction de ton existence… Mais ce ne sera pas suffisant.
  8. Il faut souhaiter que je parle pour un autre et non pour toi, car tu auras certainement compris des phrases comme “humaniser la terre”, “ouvrir le futur”, “dépasser la souffrance dans le monde qui t'entoure” et d'autres encore dont la base est la capacité de donner.
  9. Aimer la réalité que l'on construit”, ce n'est pas placer la solution à ses propres problèmes comme clé du monde.
  10. Terminons par ceci : veux‑tu surpasser ta contradiction profonde ? Alors produis des actions valables. Si elles le sont, ce sera parce que tu donnes de l'aide à ceux qui t'entourent.

XVI. Les modèles de vie

  1. Dans ton paysage intérieur, il y a une femme ou un homme idéal (selon le cas) que tu cherches dans le paysage extérieur à travers maintes et maintes relations, sans jamais pouvoir l'atteindre. Hors de la courte période où l'amour complet éblouit de son étincelle, ces pierres à feu n'ont plus de point de rencontre.
  2. Chacun, à sa façon, élance sa vie vers le paysage extérieur en cherchant à compléter ses modèles cachés.
  3. Mais le paysage extérieur impose ses propres lois et, après un temps, ce qui fut le rêve le plus caressé est devenu une image envers laquelle on éprouve maintenant de la honte ou du moins un vague souvenir. Néanmoins, il existe de profonds modèles qui dorment à l'intérieur de l'espèce humaine, attendant leur moment opportun. Ces modèles sont la traduction des impulsions que le corps humain fournit à l'espace de représentation.
  4. Nous ne discuterons pas maintenant de l'origine, ni de la consistance de tels modèles ; nous ne parlerons pas non plus de la complexité du monde dans lequel ils se trouvent. Nous devrons seulement noter leur existence, en remarquant que leur fonction est de compenser des besoins et des aspirations qui, à leur tour, motivent l'activité vers le paysage extérieur.
  5. Les cultures et les peuples donnent leur propre réponse au paysage extérieur, une réponse qui a toujours été teintée par des modèles intérieurs que le corps humain et l'histoire ont défini au cours du temps.
  6. Celui qui connaît ses modèles profonds est sage ; plus sage encore est celui qui peut les mettre au service des meilleures causes.

XVII. Le guide intérieur

  1. Qui admires‑tu au point que tu aurais voulu être cette personne ?
  2. Je demanderai avec plus de douceur : qui est assez exemplaire à tes yeux pour que tu désires intégrer en toi certaines de ses vertus personnelles ?
  3. Une fois peut‑être, dans la peine ou la confusion, as‑tu fait appel au souvenir de quelqu'un qui, existant ou non, est venu sous la forme d'une image réconfortante ?
  4. Je suis en train de parler de modèles personnels, que nous pouvons appeler “guides” intérieurs et qui parfois correspondent à des personnes extérieures.
  5. Ces modèles que tu as voulu suivre dès l'enfance ont progressivement changé seulement dans la couche la plus superficielle de ton “sentir” quotidien.
  6. J'ai vu comment les enfants jouent et parlent avec leurs compagnons imaginaires et avec leurs guides. J'ai vu aussi des gens (de différents âges) se mettre en contact avec ceux‑ci dans des prières accompagnées d'une onction sincère.
  7. Plus forts étaient ces appels, de plus loin sont venus ces guides, apportant les meilleures indications. C'est ainsi que j'ai su que les guides les plus profonds sont les plus puissants. Cependant, seule une grande nécessité peut les réveiller de leur léthargie (oubli) millénaire.
  8. Un modèle de ce type “possède” trois attributs importants : la force, la sagesse et la bonté.
  9. Si tu veux en savoir plus sur toi‑même, observe quelles caractéristiques ont ces hommes et ces femmes que tu admires. Et remarque en quoi les qualités que tu apprécies le plus chez eux agissent dans la configuration de tes guides intérieurs. Considère que, bien que ta référence initiale ait disparu avec le temps, il reste dans ton intérieur une “empreinte” qui continuera à te motiver vers le paysage extérieur.
  10. Et si tu veux savoir comment les cultures s'interpénètrent, étudie, en plus du mode de production des objets, le mode de diffusion des modèles.
  11. Il est donc important que tu portes l'attention aux meilleures qualités des autres personnes, parce que tu impulseras vers le monde ce que tu auras fini de configurer en toi.

XVIII. Le changement

Regardons un instant en arrière.
Nous avons considéré que la liaison et l'influence entre l'être humain et le monde sont totales. Nous avons dit que son action se manifestait dans le paysage extérieur selon la manière dont se formait son paysage intérieur. Cette action est variée mais ce qui définit une vie est son activité contradictoire ou unitive. D'autre part, la contradiction inverse la vie et produit de la souffrance, qui contamine le monde. Les actes d'unité ouvrent le futur en faisant reculer la souffrance en soi‑même et dans le monde.
Humaniser la terre”, c'est la même chose que “donner” en actes unitifs. Tout objectif qui se conclut dans le fait de recevoir ne peut avoir de sens autre que provisoire. Son destin est de mener à la contradiction.
Il existe une grande énergie qui peut être mobilisée au service de la vie : c'est la foi. D'autres forces qui motivent l'activité vers le paysage extérieur se meuvent aussi dans le paysage intérieur : ce sont les “modèles”.
  1. En définitive, la question est celle‑ci : veux‑tu surpasser l'abîme ?
  2. Tu voudras peut‑être le faire. Mais comment prendras‑tu une nouvelle direction si l'avalanche s'est déjà déclenchée et qu'elle entraîne tout ce qu'elle rencontre ?
  3. Quelle que soit ta décision, reste à savoir sur quels moyens et sur quelle énergie tu compteras pour pouvoir effectuer le changement.
  4. Bien que ce choix te revienne complètement, j'aimerais t'indiquer que changer la direction de ta vie n'est pas chose que tu puisses réaliser seulement avec des ressources de travail intérieur, mais en agissant résolument dans le monde. En modifiant des conduites.
  5. Associe à cette tâche ton milieu immédiat (celui qui influe sur toi de manière décisive et sur lequel tu influes). Et comment le feras‑tu ? Il n'y a pas d'autre moyen que celui‑ci : réveiller la foi en la possibilité de changer la vie inversée.
  6. C'est sur ce point que je te laisse. Si tu es disposé à modifier ta vie, tu transformeras le monde et ce ne sera pas l'abîme qui triomphera mais ce qui le surpasse.

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