2018/03/27

Travaux avec le niveau de sommeil dans les écoles de l’éveil - Inde et contreforts de l'Himalaya -

arianeweinberger@gmail.com 
Parcs d’Étude et de Réflexion – La Belle Idée 
Février 2018

INTRODUCTION
Cette étude, délimitée géographiquement à la région indo-tibétaine, a été réalisée d'une part dans l'intérêt global de découvrir les écoles mystiques dans lesquelles le niveau de sommeil faisait partie des travaux d'ascèse, et d'autre part, dans l'intérêt plus personnel de comparer les expériences et conclusions de ces chercheurs spirituels avec nos propres observations dans ce domaine ; observations que nous avons formulées sous forme de « 7 hypothèses » que voici : 
1. Dans le contexte de l'ascèse, les rêves sont des « indicateurs » de notre croissance spirituelle : les rêves psychologiques diminuent et les rêves significatifs augmentent ; 
2. Il est possible et même intéressant de rendre intentionnel le sommeil naturel, en y introduisant direction, réversibilité, lucidité ; 
3. Quand le Dessein est au centre, il envahit tous les niveaux de conscience, même le sommeil ; les rêves deviennent alors des « expériences spirituelles » ; 
4. Quand l'ascèse se prolonge dans le sommeil, les rêves ressemblent à des « pratiques d'ascèse allégorisées » : le « train d'images oniriques » conduit alors au Profond ; 
5. Dans ce cas, la disparition des images/registres ne correspond plus à l'évanouissement de la conscience mais à une « rupture de niveau » (suspension/suppression du moi) : le sommeil végétatif, de vitalité diffuse, se convertit en une expérience d'Éveil ; 
6. Nombre de rêves significatifs sont des traductions postérieures des réminiscences du contact avec le Profond obtenu dans le sommeil ; 
7. Les rêves significatifs méritent d'être étudiés et interprétés pour que leurs significations et enseignements soient pleinement intégrés.
...

CONCLUSION
Cette investigation bibliographique sur les écoles indo-tibétaines de l’Éveil a été réalisée avec un intérêt général — découvrir les mystiques qui incluaient le niveau de sommeil dans leur travail d’ascèse — mais aussi avec un intérêt plus particulier — savoir si ces ascètes avaient abouti à des expériences et conclusions similaires aux nôtres.
Après étude des différentes sources rencontrées, nous pouvons affirmer à présent que nos « hypothèses » développées dans l’Introduction ont été confirmées, bien que de façon inégale selon les écoles. Nous ne pensons pas qu’il soit nécessaire de les reprendre une à une pour en prouver la validité ; en revanche, il nous paraît important de faire ressortir et de commenter les aspects les plus significatifs et inspirants, à nos yeux, pour notre Ascèse.

L’irrévérence mentale
Une caractéristique commune nous frappe chez tous les maîtres spirituels qui ont travaillé avec le sommeil comme voie d’ascèse : ils développent leurs travaux en marge de la religion officielle, ou bien refusent de se soumettre aux règles des ordres monastiques existants, ou encore ils s’inspirent d’éléments doctrinaires et de techniques provenant de plusieurs courants (pas seulement des leurs) pour tracer leur propre chemin.
En effet, les « ascètes de la forêt » de l'Inde ancienne sont des ascètes errants ou des ermites qui pratiquent, étudient et enseignent en marge de la religion établie (le védisme-brahmanisme). Cela vaut pour les mystiques hindous comme pour le jaïniste Mahavira et le Bouddha, les deux vivant à la même époque.
À l’époque médiévale, les shivaïtes tantriques du Cachemire se démarqueront du Shivaïsme classique, tandis que les bouddhistes tantriques de la tradition Vajrayana se distingueront du bouddhisme classique (Hinayana/Theravada) ; et qui plus est, à l’intérieur de la branche Vajrayana, les mystiques Naropa, Marpa, Milarépa et ses successeurs — constituant la lignée Kagyupa — ne seront jamais moines ordonnés comme les yogi des trois autres lignées.
Quant à Swami Satyananda (moine), il se formera auprès de plusieurs maîtres spirituels, intégrant dans son yoga des éléments de différentes traditions (hindouistes-vendantistes mais aussi tantriques et même jungienne). Enfin, si Sri Aurobindo s’inscrit dans la tradition hindouiste, il est avant tout un autodidacte, libre d'appartenance ; d’ailleurs il ne prendra jamais le statut de « renonçant » (sannyasin ou swami), même si, dans les faits, il consacrera sa vie entièrement à la Réalisation spirituelle, renonçant même à la direction de son ashram pour se dédier uniquement à la méditation et à l’écriture pendant les 25 dernières années de sa vie.
En somme, ces mystiques sont tous des esprits particulièrement indépendants, libres, audacieux. Et pour cause : prétendre produire l’éveil depuis le sommeil, n’est-ce pas une irrévérence mentale ?

La double posture
La « double nature » de la conscience — conditionnée et en même temps intentionnelle —, se traduira dans une « double posture » mentale vis-à-vis du phénomène onirique. L’être humain, lorsqu’il croit être réveillé, est en réalité perdu dans ses rêveries, il « rêve ». La nuit, il est perdu dans ses images oniriques, il « dort ». Enfin, dans son sommeil profond végétatif, il est perdu dans la vitalité diffuse, comme « mort ». L'être humain doit transcender la veille, le rêve et le sommeil profond pour réaliser sa nature ultime, passer de l'illusion à la Réalité (Réalisation du Soi). En ce sens, le contenu des rêves n’est pas très important car les images oniriques, aussi inspirées soient-elles, ne sont que les illusions d’une conscience « non totalement illuminée ». Ce qui compte c’est la lucidité dans le sommeil, le maintien de la conscience de soi, se rendre compte que l’on rêve. Aussi s'agit-il d’éluder le sommeil paradoxal avec les rêves pour glisser dans un « entre-deux » (brèche entre la veille et le rêve) ou du moins raccourcir le train d'images oniriques pour entrer le plus rapidement possible dans le sommeil profond sans images et, de là, dans l’Éveil.
Dans le même temps, le sommeil est important parce qu’il offre une voie facile d’immersion en soi: en plongeant dans le sommeil, on coupe naturellement les stimuli des sens externes, pouvant alors explorer le monde intérieur, puis les réalités du plan supérieur, si tel est le dessein. Dans ce cas, les rêves s’avèrent être un « pont » avec ce plan. Le sommeil devient une voie d'illumination dès lors qu’on apprend à éduquer l’attention, à donner direction aux images, à rester en état de liberté intérieure face aux illusions du paysage onirique. Les rêves sont considérés comme des indicateurs précieux de progrès spirituel, et inversement, les avancées de l’ascèse doivent se confirmer dans les rêves. Ce progrès se mesure à leur pouvoir transformateur, à la qualité des images /registres, au degré de lucidité, à la capacité à induire des rêves inspirés et à les diriger vers la Lumière, à s'en souvenir au réveil, à les interpréter correctement pour bénéficier de leur enseignement. Parmi les rêves significatifs, les plus recherchés sont les rêves prémonitoires ou « prophétiques », les rêves partagés (de communication d'espaces), les rêves de conscience inspirée (ravissement, extase, reconnaissance).
Cette double posture n’est pas contradictoire, elle est « paradoxale ». Mais, l’Ascèse, n’est-elle pas pleine de paradoxes ? Équilibrer le moi pour mieux le déstabiliser ; renforcer ses mécanismes pour mieux les réduire au silence. Formuler un Dessein puissant et en même temps renoncer à tous les désirs, même les plus élevés, et, enfin, mourir pour accéder à l’existence…
Et, « le penser paradoxal », ne serait-il pas, justement, l’indicateur d’une forme mentale différente, supérieure, au-delà des dualismes, des oppositions et des contradictions ?

L’ascèse continue
Ce qui est visé, dans toutes les écoles que nous avons étudiées, c’est l’Éveil absolu. Il ne suffit pas d’être un « partiellement illuminé » avec des expériences occasionnelles desquelles on peut retomber dans un état ordinaire. Il s’agit de devenir un « totalement illuminé » dont l’état ne fluctue plus. Cela implique un processus dans lequel le niveau de conscience de soi est consolidé et l’état de conscience inspirée permanent ; où le centre de gravité interne profond s'est substitué à l’ancienne identité. Parvenir à ce changement profond, essentiel, irrévocable, exige une ascèse intégrale et continue ; une ascèse jour et nuit.
Alors, rien d’étonnant à ce que le niveau de sommeil se convertisse en une « ascèse de nuit », additionnellement à l'ascèse du jour. Le Dessein étant au centre de façon permanente, il envahira tous les niveaux de conscience y compris le sommeil, transformant les rêves en expériences mystiques. « Si pour toi le jour et la nuit sont inspirés, tu avances vers une vie éveillée… ».
Mais nos ascètes « fous-furieux » ne se contentent pas de rêves significatifs comme conséquences des pratiques diurnes ; même si les rêves inspirés, mystiques, ne sont plus accidentels à ce stade de l’ascèse puisqu’ils se produisent suite à une prédisposition générale et à une pratique assidue durant la journée. Ces mystiques vont, de surcroît, élaborer des pratiques spécifiques pour la nuit : des procédés plus ou moins complexes selon les écoles, pour rendre intentionnel le sommeil naturel, pour en faire une méditation profonde, une pratique d’ascèse en soi ; ce qui exige, une fois de plus, une attitude mentale « contre-nature » !
Après étude des différentes pratiques yogiques, Eliade conclut : Toutes les techniques yogiques invitent au même geste : faire exactement le contraire de ce que la nature humaine vous force à faire. L'orientation reste toujours la même : réagir contre l'inclination « normale », « profane », en dernier lieu « humaine ». … (Eliade, Yoga – immortalité et liberté, p. 104).
Mais l'ascèse elle-même, n'est-elle pas en soi une entreprise « contre-nature », à commencer par chercher à aller dans le vide au lieu de le fuir… ?
Alors, contrôler le sommeil, en mettant de la réversibilité et de la conscience de soi dans le rêve, et de plus, en produisant l'éveil depuis le sommeil profond, revient à triompher, encore une fois, d’une loi naturelle, à s'affranchir d'un conditionnement de plus, à pousser encore une limite, bref, à amplifier le champ de liberté.
Et, en allant contre-nature, le pratiquant dépassera sa nature humaine et réalisera sa nature véritable : « pleinement humaine » ou si l’on préfère, « divine » !

Domestiquer le sommeil et la mort
Lorsque, nuit après nuit, nous allons dormir et que nous perdons toute notion de nous-mêmes, est ce que nous entrons dans la mort ou dans le Profond ? Le sommeil sert-il à nous préparer à la mort ou à la transcendance ?
Dans l'ère védique, l’attitude vis-à-vis du sommeil est pleine d’appréhensions : le sommeil est considéré comme un état d’affaiblissement par rapport à la veille, pire, il est comparé à la mort — il est le fils de la mort ; de façon similaire, chez les grecs, le dieu du sommeil « Hypnos » et le dieu de la mort « Thanatos » sont frères —. Cette vision est compréhensible puisque dans le sommeil « naturel », la réversibilité de la conscience diminue pendant le cycle paradoxal (rêves) et notre « moi-conscience » s’évanouit totalement pendant le cycle végétatif profond (sans images).
Cela changera au moment où la religion s’intériorisera : les rituels religieux externes céderont aux pratiques d’immersion en soi, d’auto-exploration et d’auto-transformation de la conscience. De même, au lieu de faire appel à la magie pour se protéger contre des rêves néfastes ou pour obtenir des rêves favorables, on étudiera le sommeil et on développera des techniques pour le contrôler.
Des équivalences vont être établies entre « sommeil-méditation-éveil » d’une part et « sommeilmort- transcendance » d’autre part. Le point de jonction étant la conscience de soi ! Sans conscience de soi, pas de centre de gravité interne, et sans centre de gravité interne, pas de transcendance.
La lucidité que le yogi aura développée dans son sommeil, lui servira au moment de sa mort ; car le « bardo post-mortem » ressemble à l’état de rêve — comme cela est amplement développé dans le Bardo-Thödol, Le livre des morts tibétains. Alors, au lieu de se perdre dans son propre labyrinthe, le rêveur (ou le mourant) entraîné à la conscience de soi, saura déjouer les pièges des projections de son mental et rester en état de liberté face aux illusions du paysage onirique ; il saura donner direction à ses images puis il saura les transcender pour se diriger vers la Lumière.
Le pratiquant devra également s’éduquer à distinguer les différents types de lumières et surtout il devra se préparer à supporter la clarté de la Lumière ultime car, dans le cas contraire, il ne pourra pas l'intégrer. En effet, lorsqu’on n’y est pas entraîné, on ne saurait supporter son éblouissement et sa pression : alors le dormeur sera expulsé de son sommeil et se réveilla brusquement. Le mort, quant à lui, s’en éloignera sans accéder à la libération ultime. Comment ne pas faire la relation avec la cérémonie d'Assistance (Le Message de Silo, p. 121) ?
Et, lorsque les rêves ressembleront de plus en plus au parcours du Guide du Chemin Intérieur (Ibid, p. 51) — quasi identique à l’Assistance — pour nous conduire dans la plus belle des Lumières, ou lorsque les rêves seront les traductions postérieures à nos incursions, toujours plus fréquentes, dans la Cité cachée devenue désormais notre nouveau « foyer », nous saurons que nous sommes immortels. Alors chaque nuit sera vécue comme un retour à la Source et chaque nouvelle journée comme une « projection » de ses significations profondes dans le monde. Et lorsque cette mission sera accomplie ici, l'évolution continuera dans les espaces infinis…

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