2019/03/13

Le thème de Dieu

Intervention de Silo lors de la Rencontre pour un dialogue philosophico-religieux
Syndicat Luz y Fuerza, Buenos Aires, Argentine, 29 octobre 1995
Source: Silo Parle

J’essaierai, dans les vingt minutes qui m’ont été accordées, de donner mon point de vue sur le premier des sujets définis par les organisateurs de cet événement, à savoir Le thème de Dieu. La question de Dieu peut être posée de différentes façons. Je choisirai le cadre historico-culturel, non par affinité personnelle, mais pour tenir compte du cadre implicite de cette rencontre.

L’ordre du jour inclut en effet d’autres sujets tels que "la religiosité dans le monde contemporain" et "le dépassement de la violence personnelle et sociale". L’objet de cet exposé sera par conséquent "le thème de Dieu", et non "Dieu". 

Pourquoi devrions-nous nous intéresser à la question de Dieu ? Quel intérêt un tel sujet peut-il avoir pour nous qui appartenons déjà au XXIe siècle ? Ne l’avait-on pas considéré comme épuisé depuis l’affirmation de Nietzsche, « Dieu est mort » ? Apparemment, cette question n’a pas été réglée par simple décret philosophique. Et ceci pour deux raisonsimportantes: en premier lieu, on n’a pas compris exactement la signification d’une telle question ; en second lieu, à partir d’une perspective historique, nous constatons que ce qui était considéré encore récemment comme "hors propos" soulève aujourd’hui de nouvelles questions. Et les interrogations sur ce sujet résonnent non dans les tours d’ivoire des penseurs ou des spécialistes, mais dans la rue et dans le cœur des gens simples. On pourra toujours dire que ce que l’on observe aujourd’hui est une simple croissance de la superstition ou un trait culturel de peuples qui, pour défendre leur identité, retournent avec fanatisme vers leurs livres sacrés et leurs leaders spirituels. Avec une approche pessimiste et selon certaines interprétations historiques, on pourra toujours dire que tout ceci signifie un retour vers d’obscures époques. À chacun son avis ; toutefois la question demeure et c’est ce qui compte.

Je crois que l’affirmation de Nietzsche : « Dieu est mort » marque un moment décisif dans la longue histoire de la question de Dieu, du moins du point de vue d’une théologie négative ou "radicale", comme voudront l’appeler les défenseurs de cette position. Il est clair que Nietzsche ne se situait pas sur le terrain de la confrontation que les théistes et les athées, les spiritualistes et les matérialistes fixaient habituellement pour leurs discussions. Nietzsche se demandait plutôt : croit-on encore en Dieu ? Ou est-ce qu’un processus, qui mettra fin à la croyance en Dieu, est en marche ? Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il dit : « Et c’est ainsi qu’ils se séparèrent l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant comme rient les enfants. Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : “Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort !” » Dans la IVe partie, Zarathoustra demande : « Qu’est-ce que tout le monde sait aujourd’hui? ... Que ne vit plus le Dieu ancien, ce Dieu en qui tout le monde croyait jadis ? Tu l’as dit, répondit le vieillard attristé. Et j’ai servi ce Dieu jusqu’à sa dernière heure. » D’autre part, dans Le gai savoir apparaît la parabole du dément qui dit en cherchant Dieu sur la place publique : « Je vous dirai où Dieu s’en est allé ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! » Mais comme ceux qui l’écoutaient ne comprenaient pas, le fou leur expliqua qu’il était venu prématurément, et que la mort de Dieu était encore en train d’advenir.

Dans les passages cités, il est évident qu’il est fait allusion à un processus culturel, au déplacement d’une croyance, en laissant de côté la détermination exacte de l’existence ou de la non-existence en soi de Dieu. Le déplacement de cette croyance a des conséquences énormes car elle entraîne tout un système de valeurs, du moins en Occident et à l’époque où Nietzsche écrit. En outre, la « grande marée du nihilisme », prédite par l’auteur pour les temps à venir, a comme toile de fond la mort annoncée de Dieu.

Suivant cette conception, on peut penser que si les valeurs d’une époque sont fondées sur Dieu et que celui-ci disparaît, devra advenir un nouveau système d’idées qui rende compte de la totalité de l’existence et justifie une nouvelle morale. Ce système d’idées devra rendre compte du monde, de l’histoire, de l’être humain et de leur signification, de la société et de la vie collective, du bien et du mal, de ce que l’on doit faire et de ce que l’on ne doit pas faire. Or, de telles idées sont apparues depuis bien long-temps et ont abouti aux grandes constructions de l’idéalisme critique et de l’idéalisme absolu. Dans ce cas, peu importe qu’un système de pensée ait été appliqué en direction idéaliste ou plus matérialiste car sa trame et sa méthodologie de connaissance et d’action étaient strictement rationnelles et ne rendaient jamais compte de la totalité de la vie. Dans l’interprétation nietzschéenne, les choses étaient à l’opposé : les idéologies surgissaient de la vie pour en donner une explication et une justification.

À ce propos, n’oublions pas que Nietzsche et Kierkegaard, tous deux en lutte contre le rationalisme et l’idéalisme de l’époque, passent pour être les précurseurs des philosophies de l’existence. Cependant, la description et la compréhension de la structure de la vie humaine n’apparaissent pas encore dans l’horizon philosophique de ces auteurs, situation à laquelle on arrivera à une époque ultérieure. C’est comme si agissait encore, de manière sous-jacente, la définition de l’homme en tant "qu’animal rationnel", en tant que nature dotée d’une raison et cette "raison" pouvait être comprise en termes d’évolution animale, en termes de "réflexe", etc. À cette époque, on pouvait encore penser légitimement que la "raison" était le plus important ou, à l’inverse, que les instincts et les forces obscures de la vie orientaient la raison, comme chez Nietzsche et chez les vitalistes en général.

Mais après la "découverte" de la "vie humaine", les choses changèrent... Et je dois m’excuser de ne pas développer ce point en raison du temps qui m’est imparti pour cet exposé. Cependant, j’aimerais éclaircir sommairement la sensation d’étrangeté que l’on éprouve lorsqu’on affirme que "la vie humaine" n’a été découverte et comprise que récemment. En deux mots : depuis les premiers hommes jusqu’à nos jours, nous savons tous que nous vivons, que nous sommes humains; tous, nous faisons l’expérience de notre propre vie ; néanmoins, dans le domaine des idées, la compréhension de la vie humaine avec sa structure typique et ses caractéristiques propres est très récente. C’est comme si l’on disait : nous, les humains, avons toujours vécu avec les codes de l’ADN et de l’ARN dans nos cellules, mais il y a fort peu de temps que ceux-ci ont été découverts et que leur fonctionnement a été compris. Ainsi, des concepts comme ceux d’intentionnalité, d’ouverture, d’historicité de la conscience, d’intersubjectivité, d’horizon, etc., ont été précisés récemment dans le domaine des idées ; et grâce à eux, on s'est rendu compte de la structure non pas de la vie en général mais de la "vie humaine". La définition qui en résulte est radicalement différente de celle de "l’animal rationnel". Par exemple : la vie animale, la vie naturelle, commence au moment de la conception ; mais la vie humaine, quand commence-t-elle si elle est par définition "être-au-monde", et que ceci signifie ouverture et milieu social ? Ou bien : la conscience est-elle le reflet des conditions naturelles et "objectives" ou est-elle l’intentionnalité qui configure et modifie les conditions objectives ? Ou encore : l’être humain est-il définitivement achevé ou est-il un être capable de se modifier et de se construire lui-même, non seulement dans un sens historique et social, mais aussi biologique ? Ainsi, par d'innombrables exemples des nouveaux questionnements que pose la découverte de la structure de la vie humaine, nous pourrions arriver à dépasser le cadre des questions qui furent soulevées à l'époque de « Dieu est mort ! », à l'intérieur de l'horizon historique dans lequel prévalait encore la définition de l’être humain comme "animal rationnel".

Revenons à notre sujet...

Si, à la mort de Dieu, on ne trouvait aucun substitut qui pose les fondements du monde et de l’activité humaine, ou bien si on imposait de force un système rationnel auquel échapperait le fondamental (c'est-à-dire la vie), ce serait le chaos et l’effondrement des valeurs, qui entraîneraient avec eux toute la civilisation. C’est ce que Nietzsche a nommé "la grande marée du nihilisme" et parfois "l’Abîme". Il est clair que ni les études qu’il a menées dans La Généalogie de la morale, ni les idées qu’il a développées dans Par-delà le bien et le mal ne sont parvenues à produire la "transmutation des valeurs" qu’il cherchait avec ardeur. Au contraire, en cherchant quelque chose qui puisse dépasser son "dernier homme" du XIXe siècle, il construisit un Surhomme qui, comme dans les plus récentes légendes du Golem, se mit en marche sans contrôle, détruisant tout sur son passage. On érigea l’irrationalisme et la "volonté de puissance" en valeur suprême, constituant ainsi le tréfonds idéologique de l’une des plus grandes monstruosités dont se souvient l’Histoire.

Le « Dieu est mort » n’a pu être résolu ni dépassé par une base de valeurs nouvelle et positive. Et les grandes constructions de la pensée se refermèrent dans la première partie de ce siècle sans atteindre cet objectif. À l’heure actuelle, nous nous trouvons immobilisés face à ces questions : pourquoi devrions-nous être solidaires ? Pour quelle cause devrions-nous risquer notre avenir ? Pourquoi devrions-nous lutter contre toute injustice ? Par simple nécessité, pour une raison historique ou à cause d’un ordre naturel ? L’ancienne morale basée sur Dieu, mais sans Dieu, serait-elle ressentie comme une nécessité ? Tout cela est insuffisant ! Et si aujourd’hui, nous nous trouvons dans l’impossibilité historique que surgissent de nouveaux systèmes qui posent des fondements solides, alors la situation semble se compliquer. 

Nous devons rappeler que la dernière grande vision de la philosophie apparaît en 1900, dans les Recherches logiques de Husserl de même que la vision complète du psychisme humain, proposée par Freud dans L’interprétation des rêves ; la vision cosmique de la physique prend forme en 1905 et 1915 avec la relativité d’Einstein ; la systématisation de la logique prend forme en 1910 dans les Principia Mathematica de Russel et de Whitehead en 1910, et dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein en 1921 ; Être et Temps de Heidegger date de 1927 et cette œuvre inachevée, qui prétendait jeter les bases d’une nouvelle ontologie phénoménologique, marque l’époque de rupture avec les grands systèmes de pensée.

Ici, il faut souligner que nous ne parlons pas de l’interruption de la pensée, mais de l’impossibilité de continuer à élaborer de grands systèmes capables d’apporter un fondement à toutes choses. Le dynamisme de cette période se manifeste également dans le domaine esthétique, à travers "le grandiose" des œuvres. C’est Stravinsky, Bartok et Sibelius, Picasso, les muralistes Rivera, Orozco et Siqueiros ; les écrivains de grande ampleur comme Joyce, les cinéastes épiques comme Eisenstein, les constructeurs du Bauhaus avec Gropius à leur tête ; les urbanistes, les architectes spectaculaires Wright et Le Corbusier. La production artistique se serait-elle arrêtée dans les années suivantes et jusqu’à l’heure actuelle ? Je ne le crois pas. Cependant, elle prend un autre aspect, elle se module, se déconstruit, s’adapte aux moyens ; elle se réalise grâce à des équipes et des spécialistes, et devient technique à l’extrême.

Les régimes politiques sans âme qui, pendant ces périodes, s’imposent et donnent l’illusion du monolithisme et de la complétude, peuvent être compris comme les séquelles de romantismes délirants, comme des gigantismes de la transformation du monde à n’importe quel prix. Ils inaugurent l’ère de la barbarie technicisée, de la suppression de millions d’êtres humains, de la terreur atomique, des bombes biologiques, de la contamination et de la destruction à grande échelle. Voilà la grande marée du nihilisme qui annonçait la destruction de toutes les valeurs et la mort de Dieu de Zarathoustra !En quoi l’être humain croit-il encore ? Croit-il en de nouvelles alternatives de vie ou bien se laisse-t-il emporter par un courant qui lui semble irrépressible et qui ne dépend en rien de son intention ? C’est alors que s’installent fermement la prédominance de la technique sur la Science, la vision analytique du monde, la dictature de l’argent abstrait sur les réalités productives. Dans ce magma se ravivent les différences ethniques et culturelles que l’on croyait dépassées par le processus historique ; les systèmes sont rejetés par le déconstructivisme, le post-modernisme et les courants structuralistes. La frustration de la pensée devient un lieu commun chez des philosophes de la "faible intelligencia".  

Le méli-mélo des styles qui se supplantent les uns les autres, la déstructuration des relations humaines et la propagation de supercheries en tous genres rappellent les époques d’expansion impériale de la Perse ancienne, du processus hellénistique et de la Rome de César. Par cet exposé, je ne prétends pas présenter une morphologie historique type, un modèle de processus en spirale qui se nourrit d’analogies. En tout cas, je souligne des aspects qui ne nous surprennent pas et ne nous semblent pas incroyables car ils ont déjà émergé en d'autres temps, quoique dans un contexte  différent de mondialisation et de progrès matériel. Je ne veux pas non plus transmettre l’atmosphère "d’inexorabilité" d’une séquence mécanique dans laquelle l’intention humaine ne compte pas. Je pense plutôt le contraire. Je crois que, grâce aux réflexions que suscite l’expérience historique de l’humanité, nous sommes aujourd’hui en mesure d’amorcer une nouvelle civilisation, la première civilisation planétaire. Mais les conditions requises pour ce saut sont extrêmement difficiles à remplir.

Pensons à la manière dont s’élargit la brèche entre, d'un côté, les sociétés post-industrielles de l’information et, de l’autre, les sociétés affamées ; pensons à l’augmentation de la marginalisation et de la pauvreté à l'intérieur même des sociétés opulentes; pensons à l’abîme entre les générations, qui semble freiner l’avancée de l’Histoire ; pensons à la dangereuse concentration du capital financier international, au terrorisme de masse, aux brusques sécessions, aux chocs ethnico-culturels, aux déséquilibres écologiques, à l’explosion démographique et aux mégalopoles au bord du collapsus... Pensons à tout ceci et, sans céder à une vision apocalyptique, il faudra bien admettre les difficultés que présente le scénario actuel.

Le problème se situe à mon avis dans cette difficile transition entre le monde que nous avons connu et le monde à venir. Et comme dans toutes les transitions entre la fin d’une civilisation et le début d’une autre, il faudra prendre garde au possible collapsus économique, à la possibilité d’une déstructuration administrative, à la possibilité d’un remplacement des États par des para-États et par des bandes ; il faudra prendre garde au règne de l’injustice, au découragement, à l’amenuisement de l’être humain, à la dissolution des liens, à la solitude, à l’augmentation de la violence et à l’émergence de l’irrationalisme, tout cela dans un milieu de plus en plus accéléré et de plus en plus global. Pardessus tout, il faudra examiner quelle sera la nouvelle image du monde à proposer : quel type de société, quel type d’économie, quelles valeurs, quel type de relations interpersonnelles, de dialogue entre chaque être humain et son prochain, entre chaque être humain et son âme.

Néanmoins, toute proposition nouvelle devra tenir compte d’au moins deux impossibilités : premièrement, aucun système complet de pensée ne pourra s’établir dans une époque de déstructuration ; deuxièmement, aucune articulation rationnelle du discours ne pourra être défendue au-delà des aspects immédiats de la vie pratique et de la technologie. Ces deux difficultés nuisent à la possibilité de fonder durablement de nouvelles valeurs.

Si Dieu n’est pas mort, les religions ont alors des responsabilités à assumer envers l’humanité. Elles ont aujourd’hui le devoir de créer une nouvelle atmosphère psychosociale, de s’adresser à leurs fidèles avec une attitude pédagogique et d’éradiquer toute trace de fanatisme et de fondamentalisme. Elles ne peuvent rester indifférentes face à la faim, à l’ignorance, à la mauvaise foi et à la violence. Elles doivent fermement contribuer à renforcer la tolérance, aller plus loin même que la tolérance et développer une aptitude au dialogue avec d’autres confessions et avec tous ceux qui se sentent responsables du destin de l’humanité. Elles doivent s’ouvrir, et je vous prie de ne pas prendre ceci pour une irrévérence, aux manifestations de Dieu dans les différentes cultures. Nous espérons d’elles cette contribution à la cause commune en un moment par ailleurs difficile.

Au contraire, si Dieu est mort dans le cœur des religions, nous pouvons être certains qu’il renaîtra en une nouvelle demeure, comme nous l’enseigne l’histoire de l’origine de toutes les civilisations ; et cette nouvelle demeure sera dans le cœur de l’être humain, et elle sera fort éloignée de toute institution et de tout pouvoir.

Je vous remercie de votre attention.