1. Ce
que l'on dit des choses et des faits ne sont ni les choses ni les faits, mais
leurs “figures” avec lesquelles ils ont une certaine structure en commun. C'est
grâce à cette structure commune que l'on peut mentionner les choses et les
faits. Quant à cette structure, elle ne peut pas être mentionnée de la même
manière que les choses parce que c'est la structure de ce qui se dit (ainsi que
celle des choses et des faits). Conformément à cela, le langage peut montrer
mais non dire quand il se réfère à ce qui “inclut” tout (y compris le langage
lui‑même). Tel est le cas pour “Dieu”.
2. On
a dit diverses choses sur Dieu, mais cela apparaît comme un contresens dès que
l'on observe ce qui se dit, ce que l'on prétend dire.
3. De
Dieu, on ne peut rien dire. On peut seulement dire à propos de ce qui a été dit
sur Dieu. Nombreuses sont les choses dites sur lui et beaucoup peut être dit
sur ces dires sans pour autant avancer sur la question de Dieu, c'est‑à‑dire à
propos de Dieu lui‑même.
4. Indépendamment
de ces jeux de mots, les religions ne peuvent être d'un profond intérêt que si
elles prétendent montrer Dieu et non dire sur lui.
5. Mais
les religions montrent ce qui existe dans leurs paysages respectifs. C'est
pourquoi une religion n'est ni vraie ni fausse car sa valeur n'est pas logique.
Sa valeur se fonde sur le type de registre intérieur qu'elle suscite, dans
l'accord de paysages entre ce que l'on veut montrer et ce qui est effectivement
montré.
6. La
littérature est en général liée à des paysages extérieurs et humains ; les
caractéristiques et les attributs des dieux n'échappent pas à ces paysages.
Néanmoins, même si les paysages extérieurs et humains se modifient, la
littérature religieuse peut traverser les âges. Cela n'est pas
étonnant puisque un autre genre de littérature (non religieuse) peut
également être suivi avec intérêt et avec une vive émotion à des époques très
éloignées. La permanence dans le temps d'un culte n'en dit pas beaucoup sur sa
“vérité”, puisque les formalités légales et les cérémonies sociales passent de
culture en culture et que l'on continue de les observer en ignorant, cependant,
leur signification d'origine.
7. Les
religions surgissent dans un paysage humain et dans un moment historique ;
on dit alors que Dieu “se révèle” à l'homme. Mais quelque chose s'est passé
dans le paysage intérieur de l'être humain pour qu'à ce moment historique une
telle révélation soit acceptée. L'interprétation de ce changement s'est faite
généralement du “dehors” de l'homme,
situant ce changement dans le monde extérieur ou dans le monde social ;
ainsi, on a gagné sous certains aspects mais on a perdu en compréhension du
phénomène religieux quant au registre intérieur.
8. Les
religions, elles aussi, se sont présentées comme externalité ; ainsi, elles ont préparé le terrain aux
interprétations mentionnées.
9. Quand
je parle de “religion extérieure”, je ne me réfère pas aux images
psychologiques projetées sous forme d'icônes, peintures, statues, édifices,
reliques (propres à la perception visuelle). Je ne mentionne pas non plus leur
projection sous forme de cantiques, prières (propres à la perception auditive),
ni à leur projection sous forme de gestes, postures et orientations du corps
dans des directions précises (propres aux perceptions kinesthésique et
cénesthésique). Enfin, je ne dis pas non plus qu'une religion est extérieure
parce qu'elle s'appuie sur ses livres sacrés ou sur des sacrements, etc. Je ne
désigne même pas une religion comme extérieure parce qu'elle ajoute une église
à sa liturgie, une organisation, des dates de culte, un certain état physique
ou un certain âge des croyants pour effectuer des opérations déterminées. Non.
Cette forme, où les partisans de telle ou telle religion luttent entre eux de
façon mondaine – chaque camp attribuant à l'autre divers degrés
d'idolâtrie pour le type d'image préférée avec lequel les uns et les autres
travaillent –, cette forme ne constitue pas la substance du sujet (sauf
pour montrer la totale ignorance psychologique des adversaires).
10. J'appelle
“religion extérieure” toute religion qui prétend dire sur Dieu et sur la
volonté de Dieu, au lieu de dire sur le religieux et sur le registre intime de
l'être humain. Le soutien par un culte extériorisé pourrait même avoir un sens
si, avec de telles pratiques, les croyants éveillaient en eux‑mêmes
(montraient) la présence de Dieu.
11. Toutefois le fait
que les religions aient été jusqu'à présent extérieures correspond au paysage
humain dans lequel elles sont nées et se sont développées. La naissance d'une
religion intérieure est possible, de même que la conversion des religions à la
religiosité intérieure, si, toutefois, elles survivent. Mais cela arrivera dans
la mesure où le paysage intérieur sera en condition d'accepter une nouvelle
révélation. Et déjà, on commence à l'entrevoir dans les sociétés où le paysage
humain fait l'expérience de changements si sévères que le besoin de références
intérieures se fait de plus en plus impérieux.
12. Rien de ce qui a
été dit sur les religions ne peut aujourd'hui se maintenir debout, car ceux qui
s'en sont fait les apologistes ou les détracteurs ont cessé depuis longtemps de
remarquer le changement intérieur chez l'être humain. Si certains pensaient les
religions comme des somnifères de l'activité politique ou sociale, aujourd'hui
ils y sont confrontés à cause de leur forte poussée dans ces domaines. Si
d'autres les imaginaient imposant leur message, ils trouvent que leur message a
changé. Ceux qui croyaient qu'elles allaient durer pour toujours doutent
aujourd'hui de leur “éternité”, et
ceux qui supposaient leur disparition à court terme assistent avec surprise à
l'irruption de formes mystiques manifestes ou larvées.
13. Et dans ce
domaine, peu nombreux sont ceux qui pressentent ce qu'offre le futur, parce que
rares sont ceux qui s'attellent à la tâche de comprendre dans quelle direction
marche l'intentionnalité humaine qui, résolument, transcende l'individu humain.
Si l'homme veut que quelque chose de nouveau “se montre”, c'est parce que ce qui tend à “se montrer” est déjà à
l'œuvre dans son paysage intérieur. Mais ce n'est pas en prétendant être le
représentant d'un dieu que le registre intérieur de l'homme devient la demeure
ou le paysage d'un regard (d'une intention) transcendant.
Voir Humaniser la terre, chap. XII.