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2020/09/24

Contrôle et évolution de la conscience.

 (Causerie de Silo avec Enrique Nassar. 1997)

Au cours des derniers siècles, la vision positiviste a réduit l'être humain a un organisme, a un animal rationnel, a quelque chose qui naît, grandit, est formé, travaille, se reproduit, s'enracine et meurt. Allez-vous à votre bureau et asseyez-vous à côté d'un collègue, que pensez-vous de l'autre? Vous sentez qu'il est né, qu'il a grandi, qu'il a été formé, il travaille avec vous, il a des enfants (il a reproduit), il est malade ou peut tomber malade et peut mourir ou mourra forcément. Donc ce que vous ressentez, c'est la vision qu'a le système de l'être humain: c'est un organisme qui naît, grandit, s'entraîne, se reproduit, travaille, s'intègre et meurt.

Le véritable Être Humain, celui qui va vers l'infini, celui qui découvre et manipule l'atome, celui qui transforme l'univers en bits, celui qui décode et peut manipuler le code génétique à volonté et avec cela transformera encore plus sa nature, que quand on lui dit que la technologie génère du chômage, il est prêt à restructurer l'organisation sociale pour libérer l'homme du travail, permettre à la technologie de continuer son développement, ce qui se rebelle d'être considéré comme un animal rationnel qui naît, grandit, se reproduit former, travailler, enfermer et mourir; celui qui regarde son corps et le considérera comme une antiquité primitive pour le développement de sa conscience, celui qui se rebelle contre la mort, cet être humain que la philosophie, la psychologie ou les sciences sociales ne définissent toujours pas, ... cet être humain , le véritable être humain, celui-là apparaît déjà. Cet être humain va-t-il faire des erreurs? Bien sûr, vous allez faire des erreurs, mais il ne pourrait en être autrement, ce processus ne va en aucun cas s'arrêter. Les forces antihumanistes essaient donc d'arrêter ces processus, ... ces processus vont percer. La conscience humaine se libèrera de nombreux liens qui la limitent aujourd'hui: le travail, les limitations du corps, ...

- Que peut-il se passer dans les prochaines années?

Les systèmes créent le substrat des croyances fondamentales auxquelles adhère le citoyen moyen; A partir de ce substrat de croyances de base, le citoyen moyen pense et fait science, politique, culture, économie, ... Un système primitif (comme celui qui existe) ne peut générer qu'un champ de croyances primitives pour qu'il adhère au citoyen. Par exemple, le néolibéralisme est une production à partir de ce substrat primitif, l'analyse des phénomènes actuels est basée sur une méthodologie de ce substrat, c'est-à-dire que tout est très réduit, très primitif, très limitant, ...

Le nouveau libéralisme va tomber (ce qui est difficile à voir avec les outils d'analyse propres au substrat des croyances de base) et pour nous le problème n'est pas qu'il tombe mais tout le désordre social que l'effondrement du système financier peut engendrer; Imaginez le système de production et de distribution alimentaire arrêté, les services publics bloqués, des millions de personnes dans les villes essayant de sortir de là, des débordements psychosociaux de différentes sortes qui auraient, ... Un système s'effondrer sans quelque chose pour le remplacer utile pour rien. Nous ne sommes pas seulement intéressés par la chute du système mais par son remplacement.

- Pour éviter un effondrement sans issue, faut-il prendre le pouvoir?

C'est une option qui pour nous n'est pas très intéressante. L'option intéressante pour nous est que les gens changent.

- Que voulez-vous dire que les gens changent?

Vous souvenez-vous du lion ailé: *

« - C'est vrai, M. Ho. C'est comme ça. Personne sur cette terre ne soutiendra aucun effort, jusqu'à ce que la monstruosité qu'un seul être humain se trouve sous les rangs de la vie dont nous jouissons tous soit terminée.

« Mais dites-moi, Mme Walker, quand tout a-t-il commencé à changer? Quand nous avons réalisé que nous existions et que, par conséquent, d'autres existaient En ce moment, je sais que j'existe! Quelle chose stupide! N'est-ce pas vrai, Mme Walker?

- Ce n'est pas stupide. J'existe, parce que tu existes et vice versa. C'est la réalité, tout le reste est stupide. Je pense que les membres du Comité pour la défense du système nerveux faible ont réussi à remettre les pendules à l'heure. Je ne sais vraiment pas comment ils l'ont fait, mais ils l'ont fait, sinon nous serions transformés en fourmis, ......

Il en est ainsi. Toute l'organisation sociale, si vous pouvez l'appeler ainsi, s'effondre. En si peu de temps qu'il est complètement démonté, ...

- Allez, viens Mme Walker. nous vivons dans un nouveau monde et nous avons encore du mal à trouver des formes libres de communication personnelle.

- Voulez-vous me lire vos poèmes? J’imagine qu’ils sont inefficaces, arbitraires et, sobre tout, réconfortants.

- C'est vrai, Mme Walker. C'est réconfortant à cela. Je vous les lirai à tout moment. Bonne journée. »

Les gens changent, si vous changez leur appareil de croyance de base. Regardons un exemple avec une croyance de l'appareil de croyance de base tel qu'il a été tenu pendant des siècles; souvenez-vous du géocentrisme, la terre était le centre de l'univers et c'était une époque où tout le monde était d'accord pour dire que c'était ainsi, que c'était ainsi que l'on croyait et que c'était ainsi que cela était vécu.

Avec le temps, tout cela change: d'abord, on dit que le soleil est le centre de l'univers, puis il s'éclaircit et on dit que le système solaire est l'un des nombreux systèmes plus grands appelés galaxies, plus tard, il est expliqué plus et on dit que cette galaxie fait partie d'un système de galaxies et qu'à son tour ce système de galaxies fait partie de l'univers, dernièrement on explique qu'il y a plusieurs univers; tout cela fait changer les idées, aujourd'hui personne ne pense à dire que nous sommes le centre de l'univers, mais attention à la façon dont nous parlons, nous disons: "le soleil se lève à ..., le soleil se couche à... comme si nous étions le centre de l'univers.

Mais ce n'est pas tout, aujourd'hui après les investigations qui parlent de systèmes solaires, de galaxies, d'ensembles de galaxies, d'univers et d'univers divers; Aujourd'hui, malgré l'évidence de l'immensité de l'univers, nous détenons trois choses: la vie sur terre est la seule vie dans l'univers, la vie sur terre est la seule forme d'intelligence dans l'univers, et l'homo sapiens c'est la seule forme de vie humaine; Nous considérons que nous sommes la seule forme de vie, de vie intelligente et de vie humaine. Nous croyons que nous sommes uniques, tout l'univers est pour nous, nous sommes le centre de l'univers, c'est-à-dire que nous continuons à être géocentriques. C'est une croyance de l'appareil de croyance de base que nous n'avons pas encore modifiée.

Ce que nous observons aujourd'hui, c'est que l'être humain veut briser cette croyance fondamentale, cela s'observe dans les efforts de la science et de la technologie dans leur recherche interstellaire et dans leur recherche d'autres formes d'existence extraterrestre, cela s'observe dans le désir des gens de trouver une vie extraterrestre, tant est le désir des gens qu'il y a des illusions collectives d'observations d'OVNI et c'est un thème répandu. Les gens essaient tellement de trouver une intelligence extraterrestre que nous sommes sur le point que cela se produise. Homo sapiens se pousse à ouvrir son univers, à dépasser son appareil de croyance basique. Dans cette recherche, l'être humain découvrira la conscience.

- Que voulez-vous dire quand vous dites: "l'être humain découvrira la conscience"?

De DESCARTES, la conscience a été définie comme une chose, comme quelque chose avec extension. De là, la conscience est considérée comme un cas de plus de matière en évolution, comme un viscère manipulable au moyen de drogues et de stimuli électriques. La conscience n'est pas un organisme réactif passif, c'est bien plus que cela, c'est une structure évolutive intentionnelle. La vraie dynamique de la conscience est de transformer, transformer le corps et transformer le monde.

Celui qui, grâce à la recherche astronomique, on découvre que le monde ne bouge pas mécaniquement comme ils ont voulu l'expliquer à travers la théorie du big bang, du choc mécanique aléatoire qui dérive plus tard du hasard dans le processus évolutif que nous connaissons, il y a plutôt des univers qui fusionnent et se déplacent selon une direction intentionnelle mais non mécanique; en d'autres termes, l'univers dans son développement a un sens. Preuve qu'il existe d'autres formes de vie intelligente dans l'univers; c'est-à-dire que nous ne sommes pas uniques. La compréhension que la conscience n'est pas quelque chose de mécanique et de réactif mais une structure évolutionnaire intentionnelle. Être sur le point d'accepter que le corps humain soit une antiquité primitive qui ne correspond pas dans son développement à la vitesse d'évolution de la conscience et avoir les connaissances et la technologie pour le modifier. Être proche de la libération de l'homme de l'esclavage du travail, .... tout ce sont des signes évidents que l'être humain cherche à se libérer de son appareil de croyances fondamentales.

Là où toutes ces choses deviennent évidentes, l'appareil des croyances de base va être déstructuré: qu'il y a une intention dans l'univers, qu'il y a d'autres formes de vie intelligente, que la conscience individuelle est évolutionnaire intentionnelle, que le corps est une antiquité primitive susceptible d’être modifié, qu'il convient d'arrêter de travailler et de faire fonctionner les machines. L'être humain ne se sent pas selon ses idées, il se sent selon ses croyances. Avec la déstructuration de l'appareil de base des croyances de l'être humain, son image du monde sera brisée et avec elle un tout nouveau système de possibilités de développement de la conscience s'ouvrira.

Après les cinquante dernières années de paralysie, la science et la pensée tentent à nouveau de percer. L'être humain est sur le point de se transformer non seulement techniquement mais aussi dans sa conscience. Tout est en structure. Imaginez-vous dans le futur: une super civilisation humaine, un monde où tous les êtres humains s'accordent sur les prémisses de base et chacun est une diversité; Nous ne parlons pas de diversité de cultures, nous parlons de diversité de personnes: c'est-à-dire que chaque personne est un monde. La chose normale dans l'évolution est la multiplicité, la diversité. Bien que l'évolution de la conscience suive une direction, il peut y avoir des milliers de chemins dans cette direction.

Les êtres humains du futur pour comprendre les comportements de l'être humain d'aujourd'hui devront étudier en profondeur l'appareil des croyances fondamentales de l'époque et alors ils ne diront pas qu'ils se sont trompés dans leur raisonnement mais qu'ils ont perçu, analysé, raisonné, prédit, projeté et décidé à partir d'un système de raisonnement très primitif généré par un champ de croyances très pauvre.

La pensée de cette époque du point de vue des humains du futur sera celle d'une pensée primitive enfermée dans une ligne mentale très étroite à partir de laquelle certains phénomènes n'étaient pas visibles, certaines relations n'étaient pas possibles, certaines conséquences ne pouvaient être prédites. On dira que cette improvisation absurde dans les décisions, les analyses et les prévisions correspondait à un comportement mental nihiliste à partir duquel il était impossible de construire quelque chose et sa ressource fondamentale d'action était l'imposition brutale d'un type physique, économique, ... On expliquera qu'il s'agissait là des restes du Cro-Magnon qui sont toujours restés non résolus.

Aujourd'hui, le pouvoir est entre les mains d'un gang de primitifs, ignorants et irresponsables, très brutaux. L'acte stupide de ces primitifs crée des erreurs très graves dans la construction sociale du monde qui créent un champ de catastrophe. Cette catastrophe pourrait se produire et cela retarderait le processus de développement humain. La conscience humaine étant intentionnelle, les visions apocalyptiques d'entropie, d'effondrement, de catastrophe (vision nihiliste) ne sont pas inexorables.

L'être humain du futur ne voudra pas gagner et posséder des choses il voudra ressentir, créer, construire, apprendre sans limite. Il ne voudra pas posséder, avoir, contrôler, cet humain comprendra qu'il y a des millions de façons de développer l'émotion et la pensée, qu'il existe une diversité inimaginable de façons de ressentir et de penser. Maintenant, la vision de l'être humain est très comportementale et réduite, mais dans le futur TOUT IRA BIEN, TOUT IRA LÀ OÙ IL DOIT ALLER.

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* http://www.silo.net/en/collected_works/day_winged_lion

2019/03/13

Le thème de Dieu

Intervention de Silo lors de la Rencontre pour un dialogue philosophico-religieux
Syndicat Luz y Fuerza, Buenos Aires, Argentine, 29 octobre 1995
Source: Silo Parle

J’essaierai, dans les vingt minutes qui m’ont été accordées, de donner mon point de vue sur le premier des sujets définis par les organisateurs de cet événement, à savoir Le thème de Dieu. La question de Dieu peut être posée de différentes façons. Je choisirai le cadre historico-culturel, non par affinité personnelle, mais pour tenir compte du cadre implicite de cette rencontre.

L’ordre du jour inclut en effet d’autres sujets tels que "la religiosité dans le monde contemporain" et "le dépassement de la violence personnelle et sociale". L’objet de cet exposé sera par conséquent "le thème de Dieu", et non "Dieu". 

Pourquoi devrions-nous nous intéresser à la question de Dieu ? Quel intérêt un tel sujet peut-il avoir pour nous qui appartenons déjà au XXIe siècle ? Ne l’avait-on pas considéré comme épuisé depuis l’affirmation de Nietzsche, « Dieu est mort » ? Apparemment, cette question n’a pas été réglée par simple décret philosophique. Et ceci pour deux raisonsimportantes: en premier lieu, on n’a pas compris exactement la signification d’une telle question ; en second lieu, à partir d’une perspective historique, nous constatons que ce qui était considéré encore récemment comme "hors propos" soulève aujourd’hui de nouvelles questions. Et les interrogations sur ce sujet résonnent non dans les tours d’ivoire des penseurs ou des spécialistes, mais dans la rue et dans le cœur des gens simples. On pourra toujours dire que ce que l’on observe aujourd’hui est une simple croissance de la superstition ou un trait culturel de peuples qui, pour défendre leur identité, retournent avec fanatisme vers leurs livres sacrés et leurs leaders spirituels. Avec une approche pessimiste et selon certaines interprétations historiques, on pourra toujours dire que tout ceci signifie un retour vers d’obscures époques. À chacun son avis ; toutefois la question demeure et c’est ce qui compte.

Je crois que l’affirmation de Nietzsche : « Dieu est mort » marque un moment décisif dans la longue histoire de la question de Dieu, du moins du point de vue d’une théologie négative ou "radicale", comme voudront l’appeler les défenseurs de cette position. Il est clair que Nietzsche ne se situait pas sur le terrain de la confrontation que les théistes et les athées, les spiritualistes et les matérialistes fixaient habituellement pour leurs discussions. Nietzsche se demandait plutôt : croit-on encore en Dieu ? Ou est-ce qu’un processus, qui mettra fin à la croyance en Dieu, est en marche ? Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il dit : « Et c’est ainsi qu’ils se séparèrent l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant comme rient les enfants. Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : “Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort !” » Dans la IVe partie, Zarathoustra demande : « Qu’est-ce que tout le monde sait aujourd’hui? ... Que ne vit plus le Dieu ancien, ce Dieu en qui tout le monde croyait jadis ? Tu l’as dit, répondit le vieillard attristé. Et j’ai servi ce Dieu jusqu’à sa dernière heure. » D’autre part, dans Le gai savoir apparaît la parabole du dément qui dit en cherchant Dieu sur la place publique : « Je vous dirai où Dieu s’en est allé ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! » Mais comme ceux qui l’écoutaient ne comprenaient pas, le fou leur expliqua qu’il était venu prématurément, et que la mort de Dieu était encore en train d’advenir.

Dans les passages cités, il est évident qu’il est fait allusion à un processus culturel, au déplacement d’une croyance, en laissant de côté la détermination exacte de l’existence ou de la non-existence en soi de Dieu. Le déplacement de cette croyance a des conséquences énormes car elle entraîne tout un système de valeurs, du moins en Occident et à l’époque où Nietzsche écrit. En outre, la « grande marée du nihilisme », prédite par l’auteur pour les temps à venir, a comme toile de fond la mort annoncée de Dieu.

Suivant cette conception, on peut penser que si les valeurs d’une époque sont fondées sur Dieu et que celui-ci disparaît, devra advenir un nouveau système d’idées qui rende compte de la totalité de l’existence et justifie une nouvelle morale. Ce système d’idées devra rendre compte du monde, de l’histoire, de l’être humain et de leur signification, de la société et de la vie collective, du bien et du mal, de ce que l’on doit faire et de ce que l’on ne doit pas faire. Or, de telles idées sont apparues depuis bien long-temps et ont abouti aux grandes constructions de l’idéalisme critique et de l’idéalisme absolu. Dans ce cas, peu importe qu’un système de pensée ait été appliqué en direction idéaliste ou plus matérialiste car sa trame et sa méthodologie de connaissance et d’action étaient strictement rationnelles et ne rendaient jamais compte de la totalité de la vie. Dans l’interprétation nietzschéenne, les choses étaient à l’opposé : les idéologies surgissaient de la vie pour en donner une explication et une justification.

À ce propos, n’oublions pas que Nietzsche et Kierkegaard, tous deux en lutte contre le rationalisme et l’idéalisme de l’époque, passent pour être les précurseurs des philosophies de l’existence. Cependant, la description et la compréhension de la structure de la vie humaine n’apparaissent pas encore dans l’horizon philosophique de ces auteurs, situation à laquelle on arrivera à une époque ultérieure. C’est comme si agissait encore, de manière sous-jacente, la définition de l’homme en tant "qu’animal rationnel", en tant que nature dotée d’une raison et cette "raison" pouvait être comprise en termes d’évolution animale, en termes de "réflexe", etc. À cette époque, on pouvait encore penser légitimement que la "raison" était le plus important ou, à l’inverse, que les instincts et les forces obscures de la vie orientaient la raison, comme chez Nietzsche et chez les vitalistes en général.

Mais après la "découverte" de la "vie humaine", les choses changèrent... Et je dois m’excuser de ne pas développer ce point en raison du temps qui m’est imparti pour cet exposé. Cependant, j’aimerais éclaircir sommairement la sensation d’étrangeté que l’on éprouve lorsqu’on affirme que "la vie humaine" n’a été découverte et comprise que récemment. En deux mots : depuis les premiers hommes jusqu’à nos jours, nous savons tous que nous vivons, que nous sommes humains; tous, nous faisons l’expérience de notre propre vie ; néanmoins, dans le domaine des idées, la compréhension de la vie humaine avec sa structure typique et ses caractéristiques propres est très récente. C’est comme si l’on disait : nous, les humains, avons toujours vécu avec les codes de l’ADN et de l’ARN dans nos cellules, mais il y a fort peu de temps que ceux-ci ont été découverts et que leur fonctionnement a été compris. Ainsi, des concepts comme ceux d’intentionnalité, d’ouverture, d’historicité de la conscience, d’intersubjectivité, d’horizon, etc., ont été précisés récemment dans le domaine des idées ; et grâce à eux, on s'est rendu compte de la structure non pas de la vie en général mais de la "vie humaine". La définition qui en résulte est radicalement différente de celle de "l’animal rationnel". Par exemple : la vie animale, la vie naturelle, commence au moment de la conception ; mais la vie humaine, quand commence-t-elle si elle est par définition "être-au-monde", et que ceci signifie ouverture et milieu social ? Ou bien : la conscience est-elle le reflet des conditions naturelles et "objectives" ou est-elle l’intentionnalité qui configure et modifie les conditions objectives ? Ou encore : l’être humain est-il définitivement achevé ou est-il un être capable de se modifier et de se construire lui-même, non seulement dans un sens historique et social, mais aussi biologique ? Ainsi, par d'innombrables exemples des nouveaux questionnements que pose la découverte de la structure de la vie humaine, nous pourrions arriver à dépasser le cadre des questions qui furent soulevées à l'époque de « Dieu est mort ! », à l'intérieur de l'horizon historique dans lequel prévalait encore la définition de l’être humain comme "animal rationnel".

Revenons à notre sujet...

Si, à la mort de Dieu, on ne trouvait aucun substitut qui pose les fondements du monde et de l’activité humaine, ou bien si on imposait de force un système rationnel auquel échapperait le fondamental (c'est-à-dire la vie), ce serait le chaos et l’effondrement des valeurs, qui entraîneraient avec eux toute la civilisation. C’est ce que Nietzsche a nommé "la grande marée du nihilisme" et parfois "l’Abîme". Il est clair que ni les études qu’il a menées dans La Généalogie de la morale, ni les idées qu’il a développées dans Par-delà le bien et le mal ne sont parvenues à produire la "transmutation des valeurs" qu’il cherchait avec ardeur. Au contraire, en cherchant quelque chose qui puisse dépasser son "dernier homme" du XIXe siècle, il construisit un Surhomme qui, comme dans les plus récentes légendes du Golem, se mit en marche sans contrôle, détruisant tout sur son passage. On érigea l’irrationalisme et la "volonté de puissance" en valeur suprême, constituant ainsi le tréfonds idéologique de l’une des plus grandes monstruosités dont se souvient l’Histoire.

Le « Dieu est mort » n’a pu être résolu ni dépassé par une base de valeurs nouvelle et positive. Et les grandes constructions de la pensée se refermèrent dans la première partie de ce siècle sans atteindre cet objectif. À l’heure actuelle, nous nous trouvons immobilisés face à ces questions : pourquoi devrions-nous être solidaires ? Pour quelle cause devrions-nous risquer notre avenir ? Pourquoi devrions-nous lutter contre toute injustice ? Par simple nécessité, pour une raison historique ou à cause d’un ordre naturel ? L’ancienne morale basée sur Dieu, mais sans Dieu, serait-elle ressentie comme une nécessité ? Tout cela est insuffisant ! Et si aujourd’hui, nous nous trouvons dans l’impossibilité historique que surgissent de nouveaux systèmes qui posent des fondements solides, alors la situation semble se compliquer. 

Nous devons rappeler que la dernière grande vision de la philosophie apparaît en 1900, dans les Recherches logiques de Husserl de même que la vision complète du psychisme humain, proposée par Freud dans L’interprétation des rêves ; la vision cosmique de la physique prend forme en 1905 et 1915 avec la relativité d’Einstein ; la systématisation de la logique prend forme en 1910 dans les Principia Mathematica de Russel et de Whitehead en 1910, et dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein en 1921 ; Être et Temps de Heidegger date de 1927 et cette œuvre inachevée, qui prétendait jeter les bases d’une nouvelle ontologie phénoménologique, marque l’époque de rupture avec les grands systèmes de pensée.

Ici, il faut souligner que nous ne parlons pas de l’interruption de la pensée, mais de l’impossibilité de continuer à élaborer de grands systèmes capables d’apporter un fondement à toutes choses. Le dynamisme de cette période se manifeste également dans le domaine esthétique, à travers "le grandiose" des œuvres. C’est Stravinsky, Bartok et Sibelius, Picasso, les muralistes Rivera, Orozco et Siqueiros ; les écrivains de grande ampleur comme Joyce, les cinéastes épiques comme Eisenstein, les constructeurs du Bauhaus avec Gropius à leur tête ; les urbanistes, les architectes spectaculaires Wright et Le Corbusier. La production artistique se serait-elle arrêtée dans les années suivantes et jusqu’à l’heure actuelle ? Je ne le crois pas. Cependant, elle prend un autre aspect, elle se module, se déconstruit, s’adapte aux moyens ; elle se réalise grâce à des équipes et des spécialistes, et devient technique à l’extrême.

Les régimes politiques sans âme qui, pendant ces périodes, s’imposent et donnent l’illusion du monolithisme et de la complétude, peuvent être compris comme les séquelles de romantismes délirants, comme des gigantismes de la transformation du monde à n’importe quel prix. Ils inaugurent l’ère de la barbarie technicisée, de la suppression de millions d’êtres humains, de la terreur atomique, des bombes biologiques, de la contamination et de la destruction à grande échelle. Voilà la grande marée du nihilisme qui annonçait la destruction de toutes les valeurs et la mort de Dieu de Zarathoustra !En quoi l’être humain croit-il encore ? Croit-il en de nouvelles alternatives de vie ou bien se laisse-t-il emporter par un courant qui lui semble irrépressible et qui ne dépend en rien de son intention ? C’est alors que s’installent fermement la prédominance de la technique sur la Science, la vision analytique du monde, la dictature de l’argent abstrait sur les réalités productives. Dans ce magma se ravivent les différences ethniques et culturelles que l’on croyait dépassées par le processus historique ; les systèmes sont rejetés par le déconstructivisme, le post-modernisme et les courants structuralistes. La frustration de la pensée devient un lieu commun chez des philosophes de la "faible intelligencia".  

Le méli-mélo des styles qui se supplantent les uns les autres, la déstructuration des relations humaines et la propagation de supercheries en tous genres rappellent les époques d’expansion impériale de la Perse ancienne, du processus hellénistique et de la Rome de César. Par cet exposé, je ne prétends pas présenter une morphologie historique type, un modèle de processus en spirale qui se nourrit d’analogies. En tout cas, je souligne des aspects qui ne nous surprennent pas et ne nous semblent pas incroyables car ils ont déjà émergé en d'autres temps, quoique dans un contexte  différent de mondialisation et de progrès matériel. Je ne veux pas non plus transmettre l’atmosphère "d’inexorabilité" d’une séquence mécanique dans laquelle l’intention humaine ne compte pas. Je pense plutôt le contraire. Je crois que, grâce aux réflexions que suscite l’expérience historique de l’humanité, nous sommes aujourd’hui en mesure d’amorcer une nouvelle civilisation, la première civilisation planétaire. Mais les conditions requises pour ce saut sont extrêmement difficiles à remplir.

Pensons à la manière dont s’élargit la brèche entre, d'un côté, les sociétés post-industrielles de l’information et, de l’autre, les sociétés affamées ; pensons à l’augmentation de la marginalisation et de la pauvreté à l'intérieur même des sociétés opulentes; pensons à l’abîme entre les générations, qui semble freiner l’avancée de l’Histoire ; pensons à la dangereuse concentration du capital financier international, au terrorisme de masse, aux brusques sécessions, aux chocs ethnico-culturels, aux déséquilibres écologiques, à l’explosion démographique et aux mégalopoles au bord du collapsus... Pensons à tout ceci et, sans céder à une vision apocalyptique, il faudra bien admettre les difficultés que présente le scénario actuel.

Le problème se situe à mon avis dans cette difficile transition entre le monde que nous avons connu et le monde à venir. Et comme dans toutes les transitions entre la fin d’une civilisation et le début d’une autre, il faudra prendre garde au possible collapsus économique, à la possibilité d’une déstructuration administrative, à la possibilité d’un remplacement des États par des para-États et par des bandes ; il faudra prendre garde au règne de l’injustice, au découragement, à l’amenuisement de l’être humain, à la dissolution des liens, à la solitude, à l’augmentation de la violence et à l’émergence de l’irrationalisme, tout cela dans un milieu de plus en plus accéléré et de plus en plus global. Pardessus tout, il faudra examiner quelle sera la nouvelle image du monde à proposer : quel type de société, quel type d’économie, quelles valeurs, quel type de relations interpersonnelles, de dialogue entre chaque être humain et son prochain, entre chaque être humain et son âme.

Néanmoins, toute proposition nouvelle devra tenir compte d’au moins deux impossibilités : premièrement, aucun système complet de pensée ne pourra s’établir dans une époque de déstructuration ; deuxièmement, aucune articulation rationnelle du discours ne pourra être défendue au-delà des aspects immédiats de la vie pratique et de la technologie. Ces deux difficultés nuisent à la possibilité de fonder durablement de nouvelles valeurs.

Si Dieu n’est pas mort, les religions ont alors des responsabilités à assumer envers l’humanité. Elles ont aujourd’hui le devoir de créer une nouvelle atmosphère psychosociale, de s’adresser à leurs fidèles avec une attitude pédagogique et d’éradiquer toute trace de fanatisme et de fondamentalisme. Elles ne peuvent rester indifférentes face à la faim, à l’ignorance, à la mauvaise foi et à la violence. Elles doivent fermement contribuer à renforcer la tolérance, aller plus loin même que la tolérance et développer une aptitude au dialogue avec d’autres confessions et avec tous ceux qui se sentent responsables du destin de l’humanité. Elles doivent s’ouvrir, et je vous prie de ne pas prendre ceci pour une irrévérence, aux manifestations de Dieu dans les différentes cultures. Nous espérons d’elles cette contribution à la cause commune en un moment par ailleurs difficile.

Au contraire, si Dieu est mort dans le cœur des religions, nous pouvons être certains qu’il renaîtra en une nouvelle demeure, comme nous l’enseigne l’histoire de l’origine de toutes les civilisations ; et cette nouvelle demeure sera dans le cœur de l’être humain, et elle sera fort éloignée de toute institution et de tout pouvoir.

Je vous remercie de votre attention.

2017/02/05

Silo: Deux sorties a la crise de civlisation

Extrait de la présentation du livre « Lettres à mes amis » 
Silo, 
Centre Culturel "Station Mapocho"
Santiago, Chili, 14 mai 1994
"Nous arrivons ainsi à un monde où la concentration du pouvoir financier sape toute industrie, tout commerce, toute politique, tout pays et tout individu. L’époque du système fermé commence et dans un système fermé, il n’existe aucune autre alternative que sa dé- structuration. Dans cette perspective, la déstructuration du camp socialiste apparaît comme le prélude à la déstructuration mondiale qui s’accélère de façon vertigineuse.
Tel est le moment de crise dans lequel nous nous trouvons. Mais la crise peut se résoudre selon différentes variantes. Par simple économie d’hypothèses et, par ailleurs, pour pouvoir les illustrer à grands traits, seulement deux variantes sont esquissées dans les Lettres : d’une part l’entropie des systèmes fermés, et d’autre part l’ouverture d’un système fermé grâce à l’action non pas naturelle mais intentionnelle de l’être humain
Voyons la première, que nous allons nuancer par un mode descriptif pittoresque.
Il est très probable que se consolide un empire mondial qui tendra à homogénéiser l’économie, le droit, les communications, les valeurs, la langue, les us et coutumes. Un empire mondial orchestré par le capital financier international qui ne fera même pas cas des populations situées dans les centres de décision. Dans cette situation saturée, le tissu social va poursuivre son processus de décomposition. Les organisations politiques et sociales, l’administration de l’État seront tenues par des technocrates au service d’un monstrueux para-État qui tendra à discipliner les populations, avec des mesures plus restrictives à mesure que la décomposition s’accentuera. La pensée aura perdu sa capacité d’abstraction, remplacée par un mode de fonctionnement ana- lytique et pas à pas, selon le modèle informatique. On aura perdu la notion de processus et de structure, et il en résultera de simples études de linguistique et d’analyse formelle. La mode, le langage et les styles sociaux, la musique, l’architecture, les arts plastiques et la littérature s’en trouveront déstructurés et l’on considèrera comme une grande avancée ce mélange de styles dans tous les domaines, comme ce fut le cas à d’autres périodes de l’Histoire avec les éclectismes de la décadence impériale. Alors le vieil espoir de tout uniformiser entre les mains d’un même pouvoir s’évanouira pour toujours. Cet obscurantisme de la raison, cette fatigue des peuples laisseront le champ libre à tous les fanatismes, à la négation de la vie, au culte du suicide et au fondamentalisme désincarné. Il n’y aura plus de science ni de grandes révolutions de pensée… seulement une technologie qu’on appellera alors "Science". Les localismes, les luttes ethniques resurgiront, et les peuples laissés pour compte se jetteront sur les centres de décision, dans un tourbillon après le passage duquel les mégacités, jadis surpeuplées, seront désertées. Des guerres civiles continuelles secoueront cette pauvre planète sur laquelle nous ne désirerons plus vivre. Enfin arrive la partie du conte qui s’est répétée dans de nombreuses civilisations, lesquelles croyaient, à ce moment-là, en un progrès sans fin. Toutes ces cultures se sont dissoutes mais, heureusement, alors que certaines tombaient, de nouvelles impulsions humaines surgissaient ailleurs et, dans cette alternance, l’ancien fut dépassé par le nouveau. Il est clair que, dans un système mondial fermé, il n’y a pas de place pour l’émergence d’une autre civilisation, mais seulement pour un long et obscur Moyen Âge mondial.
Si ce qui est exposé dans les Lettres, sur la base du modèle expliqué, est totalement incorrect, nous n’avons aucune raison de nous inquiéter. Si, en revanche, le processus mécanique des structures historiques prend bien la direction commentée, alors il est temps de se demander comment l’être humain peut changer le cours des événements. Qui pourrait produire ce formidable changement de direction sinon les peuples qui sont précisément le sujet de l’Histoire ? Sommes-nous arrivés à un degré de maturité suffisant pour comprendre qu’il n’y aura dorénavant plus de progrès si ce n'est celui de tous et pour tous ? C’est cette seconde hypothèse qui est explorée dans les Lettres.
Si chez les peuples s’incarne l’idée qu’il n’y aura pas (il est bon de le répéter) de progrès qui ne soit celui de tous et pour tous, alors la lutte sera claire. Au dernier échelon de la déstructuration, à la base sociale, de nouveaux vents commenceront à souffler. Dans les quartiers, dans les communautés de voisinage, dans les lieux de travail les plus humbles, le tissu social commencera à se régénérer. Cela sera, apparemment, un phénomène spontané. Il se répétera avec l’apparition de multiples groupements de base formés de travailleurs affranchis de la tutelle des directions syndicales. De nombreux noyaux politiques sans organisation centrale apparaîtront et entreront en lutte avec les coupoles des organisations politiques. Dans chaque usine, chaque bureau, chaque entreprise, on commencera à discuter. À partir des revendications immédiates, on prendra conscience d’une situation plus ample dans laquelle le travail aura plus de valeur que le capital. Et quand viendra l’heure de considérer les priori- tés, le risque supporté par le travail sera plus évident que le risque du capital. On arrivera facilement à la conclusion que le bénéfice de l’entreprise doit être réinvesti dans de nouvelles sources de travail ou dirigé vers d’autres secteurs dans lesquels la production continue à augmenter au lieu de dériver vers des franges spéculatives qui engraissent le capital financier, vident l’entreprise et mènent l’appareil de production à la faillite. Le dirigeant d’entreprise commencera à se rendre compte que la banque l’a converti en simple employé et que, dans cette urgence, le travailleur est son allié naturel. Le ferment social se réactivera. Une lutte claire et franche se déchaînera entre le capital spéculatif, caractérisé par sa force abstraite et inhumaine, et les forces de travail, véritable levier de la transformation du monde. On commencera à comprendre, d'un seul coup, que le progrès ne dépend pas de la dette que l’on contracte auprès des banques, mais des crédits que celles-ci devront accorder aux entreprises sans percevoir d’intérêts. Il ne s’agira même plus de la conquête des États nationaux mais d’une situation mondiale dans laquelle ces phénomènes sociaux se propageront en précurseurs d’un changement radical de la direction des événements. De cette façon, le processus ne débouchera pas sur le collapsus mécanique que l’on a vu se répéter si souvent, mais la volonté de changement et d’orientation des peuples avancera sur le chemin qui mène à la nation humaine universelle.
C’est sur cette seconde possibilité, c’est sur cette alternative que parient les humanistes d’aujourd’hui. Ils ont trop foi en l’être humain pour croire que tout finira de manière stupide. Et s’il est vrai qu'ils ne se sentent pas à l’avant-garde du processus humain, ils sont disposés à accompagner ce processus dans la mesure de leurs forces et là où ils sont bien positionnés."

Silo: deux sorties a la crise de civilisation actuelle