Résumé de: "La crise spirituelle du Québec" / Paul-Émile Roy .
Le Québec actuel est perplexe. Il ne sait trop où il s'en va. Il refuse son passé, ne se soucie pas de son avenir. On pourrait presque dire qu'il avance dans le présent les yeux fermés. L'auteur n'hésite pas à parler de crise spirituelle. Devant ce marasme informe, il déplore l'absence de toute spiritualité, le manque flagrant d'âme et d'idéal. Dans un monde privé de toute transcendance, divine ou humaine, plus rien n'a de sens. Il semble que les grandes vérités qui ont fait l'Occident soient oubliées, délaissées, conspuées bien souvent. Le moment n'est-il pas venu de nous réapproprier l'héritage ?
Paul-Émile Roy est né à Saint-Cyprien, en 1928. Après des études en lettres à Paris et à l'Université de Montréal, il enseigne la littérature française et québécoise au collège et au cégep de Saint-Laurent. Il a commencé très tôt à écrire et poursuit cette activité depuis qu'il a pris sa retraite en 1991. Il s'interroge sur le sort qui est fait à la culture et à la spiritualité dans les grands changements provoqués par l'avènement de la modernité, notamment au Québec. Ses plus récentes publications sont Le mouvement perpétuel (Bellarmin, 2010) et L'écrivain et son lecteur, correspondance entre Paul-Émile Roy et Pierre Vadeboncoeur (Leméac, 2011)
En réponse:
"D’un côté, nous remarquons que le paysage
social et historique dans lequel nous vivons a violemment changé par rapport à
celui dans lequel nous vivions il y a encore quelques années ; d’un autre
côté, nous continuons, pour interpréter ces situations nouvelles, à utiliser
les outils d’analyse appartenant au vieux paysage. De plus, notre sensibilité
accroît les difficultés : formée à une autre époque, elle ne change pas au
rythme des événements. Et cette raison explique certainement pourquoi, partout
dans le monde, se creuse un fossé entre ceux qui détiennent les pouvoirs
économique, politique, artistique, etc. et les nouvelles générations qui
appréhendent autrement les fonctions que doivent accomplir les institutions et
les leaders.
Je crois que le moment est venu de dire une
chose qui paraîtra scandaleuse à “l’ancienne sensibilité” : pour les
nouvelles générations, le modèle économique et social qui alimente les
discussions quotidiennes des faiseurs d’opinions n’est pas une question
fondamentale ; ces nouvelles générations espèrent que les institutions et les
leaders ne seront pas une charge supplémentaire s’ajoutant à ce monde déjà
compliqué. D’une part elles espèrent une nouvelle alternative, car les modèles
existants leur semblent épuisés ; d’autre part elles ne sont pas prêtes à
suivre des propositions ou des leaderships en désaccord avec leur sensibilité.
Ceci est souvent considéré comme un manque de responsabilité de la part des
plus jeunes. Pour ma part, je ne parle pas ici de responsabilité, mais d’une
certaine sensibilité dont on doit tenir compte très sérieusement. Et on ne
résoudra pas ce problème avec des sondages d’opinion ou des enquêtes destinés à
savoir de quelle nouvelle manière on peut manipuler la société. Il s’agit de
considérer globalement la signification de l’être humain concret, proclamé en
théorie mais toujours trahi dans la pratique.
Concernant les affirmations précédentes, on
objectera que dans une crise comme celle-ci les peuples veulent des solutions
concrètes. Mais j’affirme que trouver une solution concrète est une chose et
que c’en est une autre – très différente – de promettre des solutions
concrètes. Ce qui est concret, c’est qu’on ne croit plus aux promesses ;
et cela est beaucoup plus important en tant que réalité psychosociale que de
proposer des solutions dont les gens ont l’intuition qu’elles ne seront pas
réalisées dans la pratique. La crise de crédibilité est d’autant plus
dangereuse qu’elle nous jette sans défense dans les bras de la démagogie et du
premier leader charismatique venu qui fait appel à des sentiments profonds et
propose des solutions immédiates. Même si je répète souvent ces choses, elles
sont difficiles à admettre car l’obstacle posé par notre paysage de formation
nous fait encore confondre les mots qui mentionnent les faits avec les faits
eux-mêmes.
Actuellement, nous sommes au point où il
saute aux yeux qu’il est nécessaire de se demander, une fois pour toutes, si le
regard dont nous avons usé jusqu’à présent pour comprendre ces problèmes est
toujours adéquat. Ce que je dis n’est pas si étrange. En effet, depuis quelques
années, les scientifiques de différentes disciplines ont cessé de croire qu’ils
observaient la réalité même ; ils se sont souciés de comprendre comment
leurs propres observations interféraient avec les phénomènes étudiés. Exprimé
avec nos propres mots, ceci signifie que l’observateur introduit des éléments
de son propre paysage qui n’existent pas dans le phénomène étudié ; cela
signifie que le regard qui s’intéresse à un champ d’étude s’adresse déjà à une
certaine région de celui-ci. Il pourrait donc arriver que nous prêtions
attention à des questions sans importance. Mais cela devient beaucoup plus
grave quand on justifie des positions politiques en affirmant que tous les
projets tiennent compte de l’être humain alors que, dans la réalité, ils
placent les gens en position accessoire.
Manifestement, on ne perçoit pas que seule la
compréhension de la structure de la vie humaine peut donner une explication
cohérente des événements et du destin de la civilisation. Et cela nous amène à
dire que dans la réalité on ne tient pas compte de la vie humaine, même si on
en parle beaucoup. En effet, la vie des individus est supposée être non pas
agent producteur d’événements, mais objet passif des forces macro-économiques,
ethniques, religieuses ou géographiques ; de plus, on estime qu’il faut
exiger des peuples travail et discipline sociale sur le plan objectif,
crédulité et obéissance sur le plan subjectif.
Après avoir observé comment nous considérons
les phénomènes de civilisation selon notre paysage de formation, nos croyances
et nos systèmes de valeurs, revenons-en au thème principal.
La crise actuelle ne se produit pas dans des
civilisations cloisonnées comme cela a pu arriver en des temps où ces entités
pouvaient interagir tout en ignorant ou en régulant certains facteurs. Dans le
processus de mondialisation croissante que nous subissons, nous devons
interpréter les faits selon une dynamique globale et structurelle. Cependant,
nous voyons que tout se déstructure : l’Etat national est blessé par les
coups que lui assènent, d’en bas, les régionalismes et, d’en haut, la
structuration en blocs supranationaux et la mondialisation ; les
personnes, les codes culturels, les langues et les biens se mêlent en une
fantastique tour de Babel ; les entreprises centralisées connaissent une
crise résultant de leur incapacité à devenir plus flexibles ; le fossé des
générations s’élargit comme si coexistaient, en un même moment et en un même
lieu, des sous-cultures séparées par leur passé et leurs projets
d’avenir ; les membres d’une famille, les collègues de travail, les
organisations politiques, syndicales et sociales subissent l’action de forces
centrifuges désintégratrices ; prises dans ce tourbillon, les idéologies
ne peuvent apporter de réponses ni inspirer une action cohérente aux groupes
humains ; l’ancienne solidarité disparaît et le tissu social se dissout
toujours plus ; pour finir, l’individu d’aujourd’hui se trouve isolé et
privé de contacts humains en dépit du nombre conséquent de gens qui l’entourent
et de l’importance des moyens de communication dont il dispose. Tous ces
phénomènes paradoxaux et déstructurés relèvent encore du même processus global
et structurel ; et si les anciennes idéologies ne peuvent apporter de
réponses à ces phénomènes, c’est qu’elles font partie du monde qui s’en va.
Cependant, beaucoup voient en cela la fin des
idées et de l’Histoire, la fin des conflits et du progrès humain. Nous, qui
nommons tout cela crise, ne considérons certainement pas
cette crise comme une décadence finale. En fait, nous voyons cette dissolution
des formes anciennes comme la déchirure d’un vêtement devenu trop étriqué pour
l’être humain.
Ces événements, qui s’accélèrent de manière
très inégale selon les endroits, ne tarderont pas à couvrir toute la planète,
même là où l’on arbore encore un triomphalisme injustifié. Nous verrons
apparaître des phénomènes que le langage quotidien qualifiera d’incroyables.
Nous sommes en train d’avancer vers une civilisation planétaire qui se
dotera d’une nouvelle organisation et d’une nouvelle échelle de valeurs. Mais
pour cela, on ne peut éviter de partir du thème le plus important de notre
temps : savoir si nous voulons vivre et dans quelles conditions. Il est
évident que les projets des cercles minoritaires, cupides et provisoirement
puissants ne prendront pas en compte ce thème, uniquement valable pour les
êtres humains isolés, petits et impuissants. En revanche, ils considéreront les
facteurs macro-sociaux comme décisifs. Cependant, à méconnaître les besoins
actuels de l’être humain concret, ils seront surpris de voir parfois le
découragement social, parfois des débordements violents, et toujours, la fuite
quotidienne à travers la névrose, le suicide et toutes sortes de drogues. Des
projets aussi déshumanisés s’embourberont au cours de leur mise en œuvre car
20% de la population mondiale ne pourront supporter bien longtemps la distance
croissante les séparant de ces 80% d’êtres humains en état de survie. Comme
nous le savons tous, le recours aux psychologues, aux médicaments, aux sports et
aux suggestions des faiseurs d’opinion ne fera pas disparaître ce syndrome. Ni
les puissants moyens de communication sociale, ni le gigantisme des spectacles
publics ne parviendront à nous convaincre que nous sommes des fourmis ou de
simples chiffres statistiques ; en revanche, cela renforcera encore le
sentiment de l’absurde et du non-sens de la vie.
Dans la crise de civilisation que nous
subissons, il y a, me semble-t-il, de nombreux facteurs positifs dont il faut
tirer profit exactement comme nous tirons profit de la technologie pour
améliorer la santé, l’éducation et les conditions de vie, cette technologie que
nous rejetons lorsqu’elle est appliquée à la destruction et qu’elle dévie de
l’objectif qui l’a fait naître. Cette situation crée des conditions favorables
pour reconsidérer globalement tout ce à quoi nous avons cru jusqu’à présent,
pour évaluer l’histoire humaine avec un nouveau point de vue, pour lancer nos
projets vers une autre image de l’avenir, pour nous regarder les uns les autres
avec de nouveaux sentiments de compassion et de tolérance. Alors, un nouvel
humanisme s’ouvrira un passage à travers ce labyrinthe de l’Histoire dans
lequel l’être humain a cru s’annihiler tant de fois.
La crise actuelle se propage aux quatre coins
de la planète. Elle ne touche pas seulement Moscou ou une Communauté d’Etats
Indépendants, même si c’est là qu’elle s’est manifestée avec le plus
d’évidence. La civilisation mondiale, aujourd’hui en marche, ne peut ignorer
les initiatives de ce grand peuple ; en effet, notre avenir à tous, en
tant que membres d’une même civilisation mondiale, dépend des solutions qu’il
peut trouver à ses propres problèmes.
Nous avons parlé du concept de civilisation
et de ce que nous considérons aujourd’hui comme la formation d’une civilisation
mondialisée. Nous avons également abordé le thème de la crise et celui des
croyances qui fondent notre interprétation du moment actuel. Quant au concept d’humanisme, qui apparaît dans le titre de cette conférence, je
veux seulement en montrer quelques aspects. Tout d’abord, nous ne parlons pas
de l’humanisme historique, de l’humanisme des lettres et des arts qui permit à
la Renaissance de rompre les attaches obscurantistes avec la longue nuit
médiévale. Cet humanisme historique à ses propres caractéristiques et nous nous
en sentons les continuateurs malgré la fausseté de certains courants
confessionnels actuels qui s’arrogent le titre d’humanistes…
Il ne peut y avoir humanisme là où une valeur, quelle qu’elle soit, est
placée au-dessus de l’être humain. Je dois également souligner que l’humanisme
donne son explication du monde, des valeurs, de la société, de la politique, de
l’Art et de l’Histoire à partir de sa conception de l’être humain. Comprendre
la structure de la vie humaine permet d’éclairer la façon de voir les choses.
On ne peut procéder autrement. On ne peut arriver à l’être humain avec un point
de départ autre que l’être humain. Pour l’humanisme contemporain, on ne peut
partir de théories sur la matière, sur l’esprit ou sur Dieu… Il est nécessaire
de partir de la structure de la vie humaine, de sa liberté et de son intention.
Et en toute logique, aucune approche déterministe ou naturaliste ne peut se
transformer en humanisme puisque leur postulat de départ pose l’être humain
comme accessoire.
L’humanisme d’aujourd’hui définit l’être
humain comme “ … un être historique dont le mode d’action sociale transforme
sa propre nature. ” Nous trouvons là les éléments qui, dûment développés,
peuvent construire une théorie et une pratique répondant à l’urgence de la
situation. Approfondir cette définition de l’être humain nous mènerait trop
loin et nous manquons de temps pour le faire.
Cependant, vous avez tous compris que notre
rapide description de la civilisation et de la crise actuelle se fonde sur la
structure de l’existence humaine, et qu’une telle description représente
justement une application de notre conception de l’humanisme contemporain.
Puisque notre vision des choses peut contribuer à éviter certaines difficultés
actuelles, alors les termes crise de civilisation et humanisme sont liés. Ces données suffisent pour comprendre
comment nous considérons l’humanisme : un ensemble d’idées, une action, un
courant d’opinion et, éventuellement, une organisation ayant pour objectif une
transformation sociale et personnelle ; une organisation accueillant en
son sein des particularités politiques et culturelles concrètes qui, bien que
convergentes dans leur intention finale, restent des forces de changement différentes. D’ailleurs, il rendrait un bien mauvais service à
cette période de changement, celui qui se sentirait appelé à conquérir
l’hégémonie par l’universalisation d’une certaine tendance, et ce alors que la
décentralisation progresse et que les particularismes réels demandent à être
reconnus.
J’aimerais terminer par une considération
très personnelle. Ces jours-ci, j’ai eu l’occasion de participer à des rencontres
et à des séminaires avec des académiciens et des personnalités de la Culture et
de la Science. Plus d’une fois, il m’a semblé remarquer un climat de pessimisme
lorsque nous échangions des idées sur l’avenir que nous aurions à vivre. Dans
ces occasions, j’ai senti qu’il n’était pas opportun que j’exprime naïvement
mon enthousiasme, ni que je déclare ma foi dans un avenir heureux. Cependant,
dans la période actuelle, je crois que nous devons faire l’effort de dépasser
ce découragement en nous rappelant les autres moments de crises graves que
vécut et dépassa l’espèce humaine. Et j’aimerais rappeler ces quelques mots,
que je partage pleinement et qui vibrent depuis les origines de la tragédie
grecque : “ … de tous les chemins, apparemment fermés, l’être humain
a toujours trouvé l’issue. ”