2025/05/02

Le thème de Dieux

Silo : Le thème de Dieu. (fragment)

Buenos Aires, 28 et 29 octobre 1995.

Rencontre pour le dialogue philosophico-religieux


Le « Dieu est mort » n'a pu être résolu ou dépassé par une nouvelle et positive fondation des valeurs. Et les grandes constructions de la pensée ont déjà été closes dans la première partie de ce siècle sans parvenir à cette fin. Actuellement, nous nous trouvons immobilisés face à ces questions : pourquoi devrions-nous être solidaires ? Pour quelle cause devrions-nous risquer notre avenir ? Pourquoi devrions-nous lutter contre toute injustice ? Simplement par nécessité, ou pour une raison historique, ou pour un ordre naturel ? L'ancienne morale basée sur Dieu, mais sans Dieu, est-elle ressentie comme une nécessité ? Rien de tout cela n'est suffisant !

Et si aujourd'hui nous nous trouvons face à l'impossibilité historique de voir surgir de nouveaux systèmes totaux et fondateurs, la situation semble se compliquer. Rappelons-nous que la dernière grande vision de la Philosophie apparaît dans les « Recherches Logiques » de Husserl en 1900, de même que la vision complète du psychisme humain que propose Freud dans « L'Interprétation des Rêves ». La vision du monde de la Physique se concrétise en 1905 et en 1915 dans la relativité d'Einstein ; la systématisation de la logique dans les « Principia Mathematica » de Russel et Whitehead en 1910 et dans le « Tractatus Logico-Philosophicus » de Wittgenstein en 1921. Déjà avec « Être et Temps » de Heidegger en 1927, œuvre inachevée qui prétendait fonder la nouvelle ontologie phénoménologique, l'époque de rupture des grands systèmes de pensée est marquée.

Ici, il est nécessaire de le souligner, il ne s'agit pas d'une interruption de la pensée, mais de l'impossibilité de continuer l'élaboration des grands systèmes capables de tout fonder. La même impulsion de ces époques passe aussi par la grandiosité dans le domaine de l'esthétique : là sont Stravinsky, Bartok et Sibelius, Picasso, les muralistes Rivera, Orozco et Siqueiros ; les écrivains au long souffle comme Joyce ; les épiques du cinéma comme Eisenstein, les constructeurs du Bauhaus avec Gropius à la tête ; les urbanistes, les architectes spectaculaires : Wright et Le Corbusier. Et, peut-être, la production artistique s'est-elle arrêtée dans les années postérieures ou au moment actuel ? Je ne le crois pas, mais elle a un autre signe : elle se module, se déconstruit ; elle s'adapte aux moyens ; elle se réalise grâce à des équipes et des spécialistes, elle se technicise à l'extrême.

Les régimes politiques sans âme qui s'imposent à ces époques et qui, en leur temps, donnent l'illusion de monolithisme et de complétude, peuvent bien s'entendre comme des retards factuels de romantismes délirants, comme des titanismes de la transformation du monde à n'importe quel prix. Ils inaugurent l'étape de la barbarie technicisée : de la suppression de millions d'êtres humains ; de la terreur atomique ; des bombes biologiques ; de la contamination et de la destruction à grande échelle. C'est la pleine mer du nihilisme qui annonçait la destruction de toutes les valeurs et la mort de Dieu de Zarathoustra ! En quoi croit encore l'être humain ? Peut-être en de nouvelles alternatives de vie ? Ou se laisse-t-il emporter dans un courant qui lui semble irrésistible et qui ne dépend en rien de son intention ?

Et s'installe fermement la prédominance de la technique sur la science ; la vision analytique du monde ; la dictature de l'argent abstrait sur les réalités productives. Dans ce magma se ravivent les différences ethniques et culturelles que l'on supposait avoir été dépassées par le processus historique ; les systèmes sont rejetés par le déconstructivisme, le postmodernisme et les courants structuralistes. La frustration de la pensée se fait lieu commun chez les philosophes de l'intelligence faible. Le mélange d'styles qui se supplantent entre eux, la déstructuration des relations humaines et la propagation de tout type de supercherie, rappellent les époques de l'expansion impériale tant dans la vieille Perse, que dans le processus hellénistique et durant le césarisme romain…

Je ne prétends pas, avec ce qui précède, présenter un type de morphologie historique, un modèle spiralé de processus qui se nourrit d'analogies. En tout cas, je tente de mettre en évidence des aspects qui ne nous surprennent en rien ou ne nous semblent pas incroyables parce que déjà en d'autres temps ils ont affleuré, bien que dans un contexte différent de mondialisation et de progrès matériel. Je ne veux pas non plus transmettre l'atmosphère d'inexorabilité d'une séquence mécanique dans laquelle l'intention humaine ne compte pour rien. Je pense plutôt le contraire, je crois que grâce aux réflexions que suscite l'expérience historique de l'humanité, on est aujourd'hui en mesure d'initier une nouvelle civilisation, la première civilisation planétaire. Mais les conditions pour ce saut sont extrêmement difficiles. Que l'on pense à la façon dont s'agrandit le fossé entre les sociétés post-industrielles et de l'information, et les sociétés affamées ; à la croissance de la marginalisation et de la pauvreté à l'intérieur des sociétés opulentes ; à l'abîme générationnel qui semble arrêter la marche du dépassement historique ; à la dangereuse concentration du capital financier international ; au terrorisme de masse ; aux sécessions abruptes ; aux chocs ethnico-culturels ; aux déséquilibres écologiques ; à l'explosion démographique et aux mégalopoles au bord du collapsus… Que l'on pense à tout cela et, sans entrer dans la variante apocalyptique, il faudra convenir des difficultés que présente le scénario actuel.

Le problème réside, à mon avis, dans cette difficile transition entre le monde que nous avons connu et le monde qui vient. Et, comme à la fin de toute civilisation et au commencement d'une autre, il faudra faire attention à un possible effondrement économique, à une possible déstructuration administrative, à un possible remplacement des états par des para-états et par des bandes, à l'injustice régnante, au découragement, à la réduction humaine, à la dissolution des liens, à la solitude, à la violence en croissance et à l'irrationalisme émergent, dans un milieu de plus en plus accéléré et de plus en plus global. Par-dessus tout, il faudra considérer quelle nouvelle image du monde devra être proposée ? Quel type de société, quel type d'économie, quelles valeurs, quel type de relations interpersonnelles, quel type de dialogue entre chaque être humain et son prochain, entre chaque être humain et son âme ?

Cependant, pour toute nouvelle proposition, il y a au moins deux impossibilités que je vais énoncer : 1.- Aucun système complet de pensée ne pourra prendre pied dans une époque de déstructuration ; 2.- Aucune articulation rationnelle du discours ne pourra se soutenir au-delà de l'immédiateté de la vie pratique, ou au-delà de la technologie. Ces deux difficultés entravent la possibilité de fonder de nouvelles valeurs de longue portée.

Si Dieu n'est pas mort, alors les religions ont des responsabilités à remplir envers l'humanité. Aujourd'hui, elles ont le devoir de créer une nouvelle atmosphère psychosociale, de s'adresser à leurs fidèles dans une attitude enseignante et d'éradiquer tout reste de fanatisme et de fondamentalisme. Elles ne peuvent rester indifférentes face à la faim, à l'ignorance, à la mauvaise foi et à la violence. Elles doivent contribuer fortement à la tolérance et tendre vers le dialogue avec d'autres confessions et avec tout celui qui se sent responsable du destin de l'humanité. Elles doivent s'ouvrir, et je prie que cela ne soit pas pris comme une irrévérence, aux manifestations de Dieu dans les différentes cultures. Nous attendons d'elles cette contribution à la cause commune dans un moment par ailleurs difficile.

Si en revanche, Dieu est mort dans le cœur des religions, nous pouvons être sûrs qu'il doit revivre dans une nouvelle demeure comme nous l'enseigne l'histoire des origines de toute civilisation, et cette nouvelle demeure sera dans le cœur de l'être humain très loin de toute institution et de tout pouvoir.

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