2012/09/29

La religion (Extrait du livre « humaniser la terre », d'auprès Silo)

XII. La religion
1.     Ce que l'on dit des choses et des faits ne sont ni les choses ni les faits, mais leurs “figures” avec lesquelles ils ont une certaine structure en commun. C'est grâce à cette structure commune que l'on peut mentionner les choses et les faits. Quant à cette structure, elle ne peut pas être mentionnée de la même manière que les choses parce que c'est la structure de ce qui se dit (ainsi que celle des choses et des faits). Conformément à cela, le langage peut montrer mais non dire quand il se réfère à ce qui “inclut” tout (y compris le langage lui‑même). Tel est le cas pour “Dieu”.
2.     On a dit diverses choses sur Dieu, mais cela apparaît comme un contresens dès que l'on observe ce qui se dit, ce que l'on prétend dire.
3.     De Dieu, on ne peut rien dire. On peut seulement dire à propos de ce qui a été dit sur Dieu. Nombreuses sont les choses dites sur lui et beaucoup peut être dit sur ces dires sans pour autant avancer sur la question de Dieu, c'est‑à‑dire à propos de Dieu lui‑même.
4.     Indépendamment de ces jeux de mots, les religions ne peuvent être d'un profond intérêt que si elles prétendent montrer Dieu et non dire sur lui.
5.     Mais les religions montrent ce qui existe dans leurs paysages respectifs. C'est pourquoi une religion n'est ni vraie ni fausse car sa valeur n'est pas logique. Sa valeur se fonde sur le type de registre intérieur qu'elle suscite, dans l'accord de paysages entre ce que l'on veut montrer et ce qui est effectivement montré.
6.     La littérature est en général liée à des paysages extérieurs et humains ; les caractéristiques et les attributs des dieux n'échappent pas à ces paysages. Néanmoins, même si les paysages extérieurs et humains se modifient, la littérature religieuse peut traverser les âges. Cela n'est pas étonnant puisque un autre genre de littérature (non religieuse) peut également être suivi avec intérêt et avec une vive émotion à des époques très éloignées. La permanence dans le temps d'un culte n'en dit pas beaucoup sur sa “vérité”, puisque les formalités légales et les cérémonies sociales passent de culture en culture et que l'on continue de les observer en ignorant, cependant, leur signification d'origine.
7.     Les religions surgissent dans un paysage humain et dans un moment historique ; on dit alors que Dieu “se révèle” à l'homme. Mais quelque chose s'est passé dans le paysage intérieur de l'être humain pour qu'à ce moment historique une telle révélation soit acceptée. L'interprétation de ce changement s'est faite généralement du “dehors” de l'homme, situant ce changement dans le monde extérieur ou dans le monde social ; ainsi, on a gagné sous certains aspects mais on a perdu en compréhension du phénomène religieux quant au registre intérieur.
8.     Les religions, elles aussi, se sont présentées comme externalité ; ainsi, elles ont préparé le terrain aux interprétations mentionnées.
9.     Quand je parle de “religion extérieure”, je ne me réfère pas aux images psychologiques projetées sous forme d'icônes, peintures, statues, édifices, reliques (propres à la perception visuelle). Je ne mentionne pas non plus leur projection sous forme de cantiques, prières (propres à la perception auditive), ni à leur projection sous forme de gestes, postures et orientations du corps dans des directions précises (propres aux perceptions kinesthésique et cénesthésique). Enfin, je ne dis pas non plus qu'une religion est extérieure parce qu'elle s'appuie sur ses livres sacrés ou sur des sacrements, etc. Je ne désigne même pas une religion comme extérieure parce qu'elle ajoute une église à sa liturgie, une organisation, des dates de culte, un certain état physique ou un certain âge des croyants pour effectuer des opérations déterminées. Non. Cette forme, où les partisans de telle ou telle religion luttent entre eux de façon mondaine – chaque camp attribuant à l'autre divers degrés d'idolâtrie pour le type d'image préférée avec lequel les uns et les autres travaillent –, cette forme ne constitue pas la substance du sujet (sauf pour montrer la totale ignorance psychologique des adversaires).
10.  J'appelle “religion extérieure” toute religion qui prétend dire sur Dieu et sur la volonté de Dieu, au lieu de dire sur le religieux et sur le registre intime de l'être humain. Le soutien par un culte extériorisé pourrait même avoir un sens si, avec de telles pratiques, les croyants éveillaient en eux‑mêmes (montraient) la présence de Dieu.
11.  Toutefois le fait que les religions aient été jusqu'à présent extérieures correspond au paysage humain dans lequel elles sont nées et se sont développées. La naissance d'une religion intérieure est possible, de même que la conversion des religions à la religiosité intérieure, si, toutefois, elles survivent. Mais cela arrivera dans la mesure où le paysage intérieur sera en condition d'accepter une nouvelle révélation. Et déjà, on commence à l'entrevoir dans les sociétés où le paysage humain fait l'expérience de changements si sévères que le besoin de références intérieures se fait de plus en plus impérieux.
12.  Rien de ce qui a été dit sur les religions ne peut aujourd'hui se maintenir debout, car ceux qui s'en sont fait les apologistes ou les détracteurs ont cessé depuis longtemps de remarquer le changement intérieur chez l'être humain. Si certains pensaient les religions comme des somnifères de l'activité politique ou sociale, aujourd'hui ils y sont confrontés à cause de leur forte poussée dans ces domaines. Si d'autres les imaginaient imposant leur message, ils trouvent que leur message a changé. Ceux qui croyaient qu'elles allaient durer pour toujours doutent aujourd'hui de leur “éternité”, et ceux qui supposaient leur disparition à court terme assistent avec surprise à l'irruption de formes mystiques manifestes ou larvées.
13.  Et dans ce domaine, peu nombreux sont ceux qui pressentent ce qu'offre le futur, parce que rares sont ceux qui s'attellent à la tâche de comprendre dans quelle direction marche l'intentionnalité humaine qui, résolument, transcende l'individu humain. Si l'homme veut que quelque chose de nouveau “se montre”, c'est parce que ce qui tend à “se montrer” est déjà à l'œuvre dans son paysage intérieur. Mais ce n'est pas en prétendant être le représentant d'un dieu que le registre intérieur de l'homme devient la demeure ou le paysage d'un regard (d'une intention) transcendant.

Silo: Le Chemin


Si tu crois que ta vie se termine avec la mort, ce que tu penses, sens et fais n'a pas de sens. Tout se termine dans l'incohérence, la désintégration.
Si tu crois que ta vie ne se termine pas avec la mort, ce que tu penses doit coïncider avec ce que tu sens et ce que tu fais. Tout doit avancer vers la cohérence, vers l'unité.

Si tu es indifférent à la douleur et à la souffrance des autres, toute aide que tu demandes ne trouvera pas de justification.
Si tu n'es pas indifférent à la douleur et à la souffrance d'autrui, tu dois faire en sorte que coïncide ce que tu penses avec ce que tu sens et ce que tu fais pour aider les autres.

Apprends à traiter les autres de la manière dont tu veux être traité.
Apprends à dépasser la douleur et la souffrance en toi, dans ton prochain et dans la société humaine.
Apprends à résister à la violence qu'il y a en toi et hors de toi.
Apprends à reconnaître les signes de ce qu'il y a de sacré en toi et hors de toi.


Ne laisses pas passer ta vie sans te demander : « Qui suis-je ? »
Ne laisses pas passer ta vie sans te demander : « Vers où je vais ? »
Ne laisses pas passer un jour sans te répondre qui tu es.
Ne laisses pas passer un jour sans te répondre vers où tu vas.

Ne laisses pas passer une grande joie  sans remercier en ton intérieur.
Ne laisses pas passer une grande tristesse sans réclamer en ton intérieur cette joie qui est restée conservée. 

N'imagines pas que tu es seul dans ton peuple, dans ta ville, sur la Terre 
et dans les mondes infinis.
N'imagines pas que tu es enchaîné à ce temps et à cet espace.
N'imagines pas que dans ta mort la solitude est éternelle.

(écouter)

2012/09/12

La Religion Intérieure: une religion pour les nouvelles temps?


Extrait de: "Qu’est-ce que la religion intérieure". Maison d’édition transmutation. Cordoba (Argentine), 1974

I. IDÉES GÉNÉRALES SUR LA RELIGION INTÉRIEURE 


Question : Peut-on esquisser une brève description de la religion intérieure?
Réponse: Oui. La religion intérieure explique qu’il y a trois principes à l’être humain : le corps, l’âme et l'esprit. Le corps existe dans toutes les choses. Le corps est matière : il est toujours en évolution, il progresse. L’âme est énergie : elle entoure le corps des êtres vivants et est toujours en mouvement. L’âme est aussi connue en tant que double. Quand l’être vivant se désintègre, le double se désintègre aussi, alors c’est la mort qui s’ensuit. Finalement, on retrouve l'esprit. L’être humain est le seul qui peut créer l'esprit. Si on le fait, alors on devient immortel. Si on ne réussit pas à créer l'esprit, on se désintègre, tel qu’il advient avec tous les autres êtres vivants.
Question : Donc, l’être humain est né sans esprit, et en fonction de ce qu’il fait, il parvient à le produire.
Réponse : Effectivement. Tout dépend si sa vie tient du sens évolutif. S’il atteint l’unité intérieure. Sinon, les contradictions amènent à la désintégration, pas à l'unité du troisième principe qu’est l’esprit.
Question : Alors, l’homme est immortel… ou pas?
Réponse : L’homme peut parvenir à l’immortalité s’il élimine ses contradictions en formant l’esprit. Mais s’il ne réussit pas à le former, il n’aura pas de problème majeur, car il mourra définitivement, et il ne sera pas soumis à un prix quelconque ni à un châtiment d’outre-tombe. Pour celui qui ne croit pas à l’esprit et qui vit dans la contradiction, son prix et son châtiment se trouvent dans la vie physique.       
(On va continuer)  

2012/08/20

La crise spirituelle du Québec...Ou la crise mondiale de civilisation?


Résumé de: "La crise spirituelle du Québec" / Paul-Émile Roy . 

Le Québec actuel est perplexe. Il ne sait trop où il s'en va. Il refuse son passé, ne se soucie pas de son avenir. On pourrait presque dire qu'il avance dans le présent les yeux fermés. L'auteur n'hésite pas à parler de crise spirituelle. Devant ce marasme informe, il déplore l'absence de toute spiritualité, le manque flagrant d'âme et d'idéal. Dans un monde privé de toute transcendance, divine ou humaine, plus rien n'a de sens. Il semble que les grandes vérités qui ont fait l'Occident soient oubliées, délaissées, conspuées bien souvent. Le moment n'est-il pas venu de nous réapproprier l'héritage ?

Paul-Émile Roy est né à Saint-Cyprien, en 1928. Après des études en lettres à Paris et à l'Université de Montréal, il enseigne la littérature française et québécoise au collège et au cégep de Saint-Laurent. Il a commencé très tôt à écrire et poursuit cette activité depuis qu'il a pris sa retraite en 1991. Il s'interroge sur le sort qui est fait à la culture et à la spiritualité dans les grands changements provoqués par l'avènement de la modernité, notamment au Québec. Ses plus récentes publications sont Le mouvement perpétuel (Bellarmin, 2010) et L'écrivain et son lecteur, correspondance entre Paul-Émile Roy et Pierre Vadeboncoeur (Leméac, 2011)

En réponse: 
(extrait de "La crise de la civilisation et l´humanisme"Académie des Sciences, Moscou, 18 juin 1992)

"D’un côté, nous remarquons que le paysage social et historique dans lequel nous vivons a violemment changé par rapport à celui dans lequel nous vivions il y a encore quelques années ; d’un autre côté, nous continuons, pour interpréter ces situations nouvelles, à utiliser les outils d’analyse appartenant au vieux paysage. De plus, notre sensibilité accroît les difficultés : formée à une autre époque, elle ne change pas au rythme des événements. Et cette raison explique certainement pourquoi, partout dans le monde, se creuse un fossé entre ceux qui détiennent les pouvoirs économique, politique, artistique, etc. et les nouvelles générations qui appréhendent autrement les fonctions que doivent accomplir les institutions et les leaders.
Je crois que le moment est venu de dire une chose qui paraîtra scandaleuse à “l’ancienne sensibilité” : pour les nouvelles générations, le modèle économique et social qui alimente les discussions quotidiennes des faiseurs d’opinions n’est pas une question fondamentale ; ces nouvelles générations espèrent que les institutions et les leaders ne seront pas une charge supplémentaire s’ajoutant à ce monde déjà compliqué. D’une part elles espèrent une nouvelle alternative, car les modèles existants leur semblent épuisés ; d’autre part elles ne sont pas prêtes à suivre des propositions ou des leaderships en désaccord avec leur sensibilité. Ceci est souvent considéré comme un manque de responsabilité de la part des plus jeunes. Pour ma part, je ne parle pas ici de responsabilité, mais d’une certaine sensibilité dont on doit tenir compte très sérieusement. Et on ne résoudra pas ce problème avec des sondages d’opinion ou des enquêtes destinés à savoir de quelle nouvelle manière on peut manipuler la société. Il s’agit de considérer globalement la signification de l’être humain concret, proclamé en théorie mais toujours trahi dans la pratique.

Concernant les affirmations précédentes, on objectera que dans une crise comme celle-ci les peuples veulent des solutions concrètes. Mais j’affirme que trouver une solution concrète est une chose et que c’en est une autre – très différente – de promettre des solutions concrètes. Ce qui est concret, c’est qu’on ne croit plus aux promesses ; et cela est beaucoup plus important en tant que réalité psychosociale que de proposer des solutions dont les gens ont l’intuition qu’elles ne seront pas réalisées dans la pratique. La crise de crédibilité est d’autant plus dangereuse qu’elle nous jette sans défense dans les bras de la démagogie et du premier leader charismatique venu qui fait appel à des sentiments profonds et propose des solutions immédiates. Même si je répète souvent ces choses, elles sont difficiles à admettre car l’obstacle posé par notre paysage de formation nous fait encore confondre les mots qui mentionnent les faits avec les faits eux-mêmes.
Actuellement, nous sommes au point où il saute aux yeux qu’il est nécessaire de se demander, une fois pour toutes, si le regard dont nous avons usé jusqu’à présent pour comprendre ces problèmes est toujours adéquat. Ce que je dis n’est pas si étrange. En effet, depuis quelques années, les scientifiques de différentes disciplines ont cessé de croire qu’ils observaient la réalité même ; ils se sont souciés de comprendre comment leurs propres observations interféraient avec les phénomènes étudiés. Exprimé avec nos propres mots, ceci signifie que l’observateur introduit des éléments de son propre paysage qui n’existent pas dans le phénomène étudié ; cela signifie que le regard qui s’intéresse à un champ d’étude s’adresse déjà à une certaine région de celui-ci. Il pourrait donc arriver que nous prêtions attention à des questions sans importance. Mais cela devient beaucoup plus grave quand on justifie des positions politiques en affirmant que tous les projets tiennent compte de l’être humain alors que, dans la réalité, ils placent les gens en position accessoire.

Manifestement, on ne perçoit pas que seule la compréhension de la structure de la vie humaine peut donner une explication cohérente des événements et du destin de la civilisation. Et cela nous amène à dire que dans la réalité on ne tient pas compte de la vie humaine, même si on en parle beaucoup. En effet, la vie des individus est supposée être non pas agent producteur d’événements, mais objet passif des forces macro-économiques, ethniques, religieuses ou géographiques ; de plus, on estime qu’il faut exiger des peuples travail et discipline sociale sur le plan objectif, crédulité et obéissance sur le plan subjectif.
Après avoir observé comment nous considérons les phénomènes de civilisation selon notre paysage de formation, nos croyances et nos systèmes de valeurs, revenons-en au thème principal.

La crise actuelle ne se produit pas dans des civilisations cloisonnées comme cela a pu arriver en des temps où ces entités pouvaient interagir tout en ignorant ou en régulant certains facteurs. Dans le processus de mondialisation croissante que nous subissons, nous devons interpréter les faits selon une dynamique globale et structurelle. Cependant, nous voyons que tout se déstructure : l’Etat national est blessé par les coups que lui assènent, d’en bas, les régionalismes et, d’en haut, la structuration en blocs supranationaux et la mondialisation ; les personnes, les codes culturels, les langues et les biens se mêlent en une fantastique tour de Babel ; les entreprises centralisées connaissent une crise résultant de leur incapacité à devenir plus flexibles ; le fossé des générations s’élargit comme si coexistaient, en un même moment et en un même lieu, des sous-cultures séparées par leur passé et leurs projets d’avenir ; les membres d’une famille, les collègues de travail, les organisations politiques, syndicales et sociales subissent l’action de forces centrifuges désintégratrices ; prises dans ce tourbillon, les idéologies ne peuvent apporter de réponses ni inspirer une action cohérente aux groupes humains ; l’ancienne solidarité disparaît et le tissu social se dissout toujours plus ; pour finir, l’individu d’aujourd’hui se trouve isolé et privé de contacts humains en dépit du nombre conséquent de gens qui l’entourent et de l’importance des moyens de communication dont il dispose. Tous ces phénomènes paradoxaux et déstructurés relèvent encore du même processus global et structurel ; et si les anciennes idéologies ne peuvent apporter de réponses à ces phénomènes, c’est qu’elles font partie du monde qui s’en va.

Cependant, beaucoup voient en cela la fin des idées et de l’Histoire, la fin des conflits et du progrès humain. Nous, qui nommons tout cela crise, ne considérons certainement pas cette crise comme une décadence finale. En fait, nous voyons cette dissolution des formes anciennes comme la déchirure d’un vêtement devenu trop étriqué pour l’être humain.

Ces événements, qui s’accélèrent de manière très inégale selon les endroits, ne tarderont pas à couvrir toute la planète, même là où l’on arbore encore un triomphalisme injustifié. Nous verrons apparaître des phénomènes que le langage quotidien qualifiera d’incroyables. Nous sommes en train d’avancer vers une civilisation planétaire qui se dotera d’une nouvelle organisation et d’une nouvelle échelle de valeurs. Mais pour cela, on ne peut éviter de partir du thème le plus important de notre temps : savoir si nous voulons vivre et dans quelles conditions. Il est évident que les projets des cercles minoritaires, cupides et provisoirement puissants ne prendront pas en compte ce thème, uniquement valable pour les êtres humains isolés, petits et impuissants. En revanche, ils considéreront les facteurs macro-sociaux comme décisifs. Cependant, à méconnaître les besoins actuels de l’être humain concret, ils seront surpris de voir parfois le découragement social, parfois des débordements violents, et toujours, la fuite quotidienne à travers la névrose, le suicide et toutes sortes de drogues. Des projets aussi déshumanisés s’embourberont au cours de leur mise en œuvre car 20% de la population mondiale ne pourront supporter bien longtemps la distance croissante les séparant de ces 80% d’êtres humains en état de survie. Comme nous le savons tous, le recours aux psychologues, aux médicaments, aux sports et aux suggestions des faiseurs d’opinion ne fera pas disparaître ce syndrome. Ni les puissants moyens de communication sociale, ni le gigantisme des spectacles publics ne parviendront à nous convaincre que nous sommes des fourmis ou de simples chiffres statistiques ; en revanche, cela renforcera encore le sentiment de l’absurde et du non-sens de la vie.

Dans la crise de civilisation que nous subissons, il y a, me semble-t-il, de nombreux facteurs positifs dont il faut tirer profit exactement comme nous tirons profit de la technologie pour améliorer la santé, l’éducation et les conditions de vie, cette technologie que nous rejetons lorsqu’elle est appliquée à la destruction et qu’elle dévie de l’objectif qui l’a fait naître. Cette situation crée des conditions favorables pour reconsidérer globalement tout ce à quoi nous avons cru jusqu’à présent, pour évaluer l’histoire humaine avec un nouveau point de vue, pour lancer nos projets vers une autre image de l’avenir, pour nous regarder les uns les autres avec de nouveaux sentiments de compassion et de tolérance. Alors, un nouvel humanisme s’ouvrira un passage à travers ce labyrinthe de l’Histoire dans lequel l’être humain a cru s’annihiler tant de fois.
La crise actuelle se propage aux quatre coins de la planète. Elle ne touche pas seulement Moscou ou une Communauté d’Etats Indépendants, même si c’est là qu’elle s’est manifestée avec le plus d’évidence. La civilisation mondiale, aujourd’hui en marche, ne peut ignorer les initiatives de ce grand peuple ; en effet, notre avenir à tous, en tant que membres d’une même civilisation mondiale, dépend des solutions qu’il peut trouver à ses propres problèmes.

Nous avons parlé du concept de civilisation et de ce que nous considérons aujourd’hui comme la formation d’une civilisation mondialisée. Nous avons également abordé le thème de la crise et celui des croyances qui fondent notre interprétation du moment actuel. Quant au concept d’humanisme, qui apparaît dans le titre de cette conférence, je veux seulement en montrer quelques aspects. Tout d’abord, nous ne parlons pas de l’humanisme historique, de l’humanisme des lettres et des arts qui permit à la Renaissance de rompre les attaches obscurantistes avec la longue nuit médiévale. Cet humanisme historique à ses propres caractéristiques et nous nous en sentons les continuateurs malgré la fausseté de certains courants confessionnels actuels qui s’arrogent le titre d’humanistes… Il ne peut y avoir humanisme là où une valeur, quelle qu’elle soit, est placée au-dessus de l’être humain. Je dois également souligner que l’humanisme donne son explication du monde, des valeurs, de la société, de la politique, de l’Art et de l’Histoire à partir de sa conception de l’être humain. Comprendre la structure de la vie humaine permet d’éclairer la façon de voir les choses. On ne peut procéder autrement. On ne peut arriver à l’être humain avec un point de départ autre que l’être humain. Pour l’humanisme contemporain, on ne peut partir de théories sur la matière, sur l’esprit ou sur Dieu… Il est nécessaire de partir de la structure de la vie humaine, de sa liberté et de son intention. Et en toute logique, aucune approche déterministe ou naturaliste ne peut se transformer en humanisme puisque leur postulat de départ pose l’être humain comme accessoire.

L’humanisme d’aujourd’hui définit l’être humain comme “ … un être historique dont le mode d’action sociale transforme sa propre nature. ” Nous trouvons là les éléments qui, dûment développés, peuvent construire une théorie et une pratique répondant à l’urgence de la situation. Approfondir cette définition de l’être humain nous mènerait trop loin et nous manquons de temps pour le faire.

Cependant, vous avez tous compris que notre rapide description de la civilisation et de la crise actuelle se fonde sur la structure de l’existence humaine, et qu’une telle description représente justement une application de notre conception de l’humanisme contemporain. Puisque notre vision des choses peut contribuer à éviter certaines difficultés actuelles, alors les termes crise de civilisation et humanisme sont liés. Ces données suffisent pour comprendre comment nous considérons l’humanisme : un ensemble d’idées, une action, un courant d’opinion et, éventuellement, une organisation ayant pour objectif une transformation sociale et personnelle ; une organisation accueillant en son sein des particularités politiques et culturelles concrètes qui, bien que convergentes dans leur intention finale, restent des forces de changement différentes. D’ailleurs, il rendrait un bien mauvais service à cette période de changement, celui qui se sentirait appelé à conquérir l’hégémonie par l’universalisation d’une certaine tendance, et ce alors que la décentralisation progresse et que les particularismes réels demandent à être reconnus.

J’aimerais terminer par une considération très personnelle. Ces jours-ci, j’ai eu l’occasion de participer à des rencontres et à des séminaires avec des académiciens et des personnalités de la Culture et de la Science. Plus d’une fois, il m’a semblé remarquer un climat de pessimisme lorsque nous échangions des idées sur l’avenir que nous aurions à vivre. Dans ces occasions, j’ai senti qu’il n’était pas opportun que j’exprime naïvement mon enthousiasme, ni que je déclare ma foi dans un avenir heureux. Cependant, dans la période actuelle, je crois que nous devons faire l’effort de dépasser ce découragement en nous rappelant les autres moments de crises graves que vécut et dépassa l’espèce humaine. Et j’aimerais rappeler ces quelques mots, que je partage pleinement et qui vibrent depuis les origines de la tragédie grecque : “ … de tous les chemins, apparemment fermés, l’être humain a toujours trouvé l’issue. ”