Pris de: Silo, Psychologie IV
La sibylle de Cumes, ne voulant être
saisie de la terrible inspiration, se désespérait, se
contorsionnait et criait : « Il arrive, le dieu arrive ! »
Le Dieu Apollon était bien aise de descendre de son bois sacré
jusqu'à l'antre profond où il s'emparait de la prophétesse.i
Dans ce cas et dans différentes
cultures, l'entrée en transe a lieu par l’intériorisation du moi
et par une exaltation émotive dans laquelle l'image d'un dieu, d'une
force ou d'un esprit, qui prend et supplante la personnalité
humaine, est coprésente. Dans les cas de transe, le sujet se met à
disposition de cette inspiration qui lui permet de capter des
réalités et d'exercer des pouvoirs inconnus de lui dans la vie
quotidienne.ii
Cependant, nous voyons souvent que le sujet oppose des résistances,
allant même jusqu'à lutter avec l'esprit ou le dieu pour éviter le
ravissement, dans des convulsions qui rappellent l'épilepsie.
Néanmoins, cela fait partie d'un rituel affirmant le pouvoir de
l'entité qui remplace la volonté normale.iii
En Amérique Centrale, le culte du vaudou
haïtieniv
nous permet de comprendre des techniques de transe réalisées par
des danses et renforcées par des potions à base de poisson
toxiquev.
Au Brésil, la Macumbavi
nous montre d'autres variantes mystiques de transe obtenue par le
biais de danses accompagnées de boisson alcoolisée et de prise de
tabac.
Les cas de transe ne sont pas tous aussi
spectaculaires que ceux que nous venons de citer. Quelques techniques
indiennes, celles des "yantras", permettent d'arriver à la
transe par l'intériorisation de triangles de plus en plus petits
disposés en une figure géométrique complexe qui s'achève parfois
en un point central. Par la technique des "mantras", par
répétition d'un son profond proféré par le sujet, on parvient
également à l'immersion en soi. De nombreux pratiquants occidentaux
n'ont aucun succès dans ces contemplations visuelles ou auditives,
parce qu'ils ne se sont pas préparés affectivement et se contentent
de répéter des figures ou des sons sans les intérioriser avec la
force émotive ou dévotionnelle nécessaire pour que la
représentation cénesthésique accompagne le resserrement de
l'attention. Ces exercices sont répétés autant de fois que
nécessaire, jusqu'à ce que le pratiquant expérimente la
substitution de sa personnalité et que l'inspiration se réalise
pleinement.
Le déplacement du moi et la substitution
par d'autres entités peuvent être vérifiés dans les cultes
mentionnés et même dans les courants spirites les plus récents.
Dans ceux-ci, le "médium" en transe est saisi par une
entité spirituelle qui se substitue à sa personnalité habituelle.
Dans la transe hypnotique, il se produit
des phénomènes assez semblables : le sujet intériorise
profondément les suggestions de l'opérateur, amenant la
représentation de la voix au "lieu" occupé normalement
par le moi habituel. Bien sûr, pour être "pris" par
l'opérateur, le sujet doit se mettre dans un état réceptif de
"foi" et suivre sans douter les instructions reçues.vii
Ce point révèle une caractéristique importante de la conscience.
Tandis que se réalise une opération de veille attentive, des
rêveries apparaissent qui passent parfois inaperçues et qui
finissent parfois par dévier la direction des actes mentaux en
cours. Le champ de coprésence agit toujours, même si les objets de
conscience présents sont seuls manifestes dans le focus
attentionnel. L'énorme quantité d'actes automatiques réalisés en
veille témoigne de cette aptitude de la conscience à réaliser
différents travaux simultanément. Certes, la dissociation peut
atteindre des niveaux pathologiques mais elle peut aussi se
manifester avec force dans presque tous les phénomènes
d'inspiration. En outre, le déplacement du moi peut ne pas être
complet dans la transe du spiritisme ou de l'hypnose comme on en voit
un exemple dans ce qu'on appelle "l'écriture automatique"
qui s'effectue sans difficultés, même si l'attention du sujet est
dirigée alors sur une conversation ou sur d'autres activités. Nous
trouvons fréquemment cette dissociation dans la "cryptographie",
dans laquelle la main dessine tandis que le sujet est engagé de
manière très concentrée dans une conversation téléphonique.
En avançant dans l'immersion en soi, on
peut arriver à un point dans lequel les automatismes sont dépassés,
et il ne s'agit plus alors de déplacements ni de substitutions du
moi. Un bon exemple en est la pratique de "la prière du cœur"
réalisée par les moines orthodoxes du mont Athos.viii
La recommandation de Èvagre Le Pontique s'avère très appropriée
pour éluder les représentations, du moins celles des sens
externes : « N'imagine pas la divinité en toi quand tu
pries, ne permets pas que ton intelligence accepte l'impression d'une
quelconque forme ; reste immatériel et tu comprendras. »ix
En substance, l'oraison fonctionne ainsi : le pratiquant, en retraite
silencieuse, se concentre sur son cœur ; adoptant une phrase
courte, il inhale doucement de l’air qu’il apporte à son cœur
avec cette phrase. Quand il est au bout de l'aspiration, il
"pressionne" pour qu'elle pénètre plus à l'intérieur.
Il exhale ensuite tout doucement l'air vicié sans cesser de porter
attention à son cœur. Cette pratique était répétée par les
moines plusieurs fois par jour jusqu'à ce qu'apparaissent certains
indicateurs de progrès comme "l'illumination" (de l'espace
de représentation). Pour être précis, nous devons admettre le
passage par l'état de transe à un certain moment des répétitions
des prières utilisées. Le passage par la transe n'est pas très
différent de celui qui a lieu dans les travaux avec les yantras ou
mantras, mais comme dans la pratique de "la prière du cœur"
il n'y a pas l'intention d'être "pris" par des entités
qui remplacent la propre personnalité, le pratiquant finit par
dépasser la transe et "suspendre" l'activité du moi. En
ce sens, dans les pratiques du Yoga, on peut également passer par
différents types et niveaux de transe, mais on doit tenir compte de
ce que nous dit Patanjali dans le Sutra II du Livre I : "Le Yoga
aspire à la libération des perturbations du mental".x
La direction menée par ce système de pratiques va vers le
dépassement du moi habituel, des transes et des dissociations. Dans
l'état avancé d'immersion en soi, hors de toute transe et en pleine
veille, il peut se produire cette "suspension du moi", de
laquelle nous avons suffisamment d'indicateurs. Il est évident que
depuis le début de sa pratique, le sujet s'oriente vers la
disparition de ses "bruits" de conscience en amortissant
les perceptions externes, les représentations, les souvenirs et les
expectatives. Certaines pratiques du Yoga permettent de tranquilliser
le mental et de placer le moi en état de suspension durant un bref
instant.xi
i
Virgile, qui fait une description fantastique de l'anecdote de
Cumes, disposait sûrement d'une information plus que suffisante sur
les procédés des sibylles tout au long de l'histoire de la Grèce
et de Rome. Quoi qu'il en soit, dans le livre VI de l'Énéide,
la sibylle dit : « L’Oracle, il faut tenter, voici, voici le
Dieu ! Comme elle eut dit ces mots au seuil de la Caverne, Un
changement subit au visage on discerne, Le cœur bout de fureur dans
le sein oppressé, La couleur se ternit, le poil est hérissé. Plus
grande elle paraît, et sa voix plus qu’humaine, De l’estomac
enflé pantèle et sort à peine, Vrais signes que le Dieu, près de
soi l’attirant, Va de son feu divin ses veines inspirant. »
(Ndt : VIRGILE, Énéide,
Livre VI. Traduction de Marie de Jars, Demoiselle de Gournay, in Les
Advis
ou les présents de la demoiselle de Gournay, 1641.)
ii
ELIADE, M., Le
chamanisme et les techniques d'extase,
Paris, Éd. Payot, 1951. L'auteur passe notamment en revue les
différentes formes de transe chamanique en Asie Centrale et
Septentrionale, au Tibet et en Chine, chez les anciens
Indoeuropéens, en Amérique du Nord et du Sud, dans le Sud-Est
asiatique et en Océanie.
iii
Les anciens appelaient l'épilepsie la "maladie divine".
Ils croyaient voir dans les convulsions produites par ce mal une
lutte dans laquelle le sujet se défendait de l'altération qui lui
arrivait. Les dieux annonçaient ainsi leur arrivée apportant au
sujet une "aura" qui le prévenait. Après "l'attaque",
le sujet était supposé être inspiré pour prophétiser. Il est
pertinent qu'on ait prétendu qu'Alexandre, César et même Napoléon
souffraient du "mal divin" car, après tout, ils étaient
des hommes de lutte.
iv
Dérivé du Togo et du Bénin.
v
TOUSSAINT, R., De
la mort à la vie : essai sur le phénomène de la zombification à
Haïti,Ontario,
Éd. Ife, 1993.
vi
Dérivé du peuple Yoruba du Togo, du Bénin et du Nigéria, mais
aussi d'influences sénégalaises et d'Afrique Occidentale en
général.
vii
Il est évident que du "magnétisme animal" de Mesmer et
de Puységur, à l'hypnose moderne qui commença avec J. Braid, on a
pu éliminer tout un attirail totalement accessoire.
viii
La tradition de la "prière du cœur" remonte au XIVe
siècle au Mont Athos en Grèce. En 1782, elle s'étendit hors des
monastères avec la publication de la
Philocalie,
du moine grec Nicodème l'Hagiorite. La
Philocalie
fut éditée peu après en russe par Paisij Velitchkovsky.
ix
Évagre le Pontique, des "Pères du Désert", écrivit ses
apophtegmes au IVe
siècle. Il est considéré comme l'un des précurseurs des
pratiques du Mont Athos.
x
Les
aphorismes du Yoga ou Yoga Sutra,
rassemblés par Patanjali au IIe
siècle est le premier livre de Yoga ayant intégralement conservé
ses 195 brèves et magistrales sentences.